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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/963

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sans me retourner ; je voudrais monter dans ma chambre. — Je l’entendis ramasser les papiers et s’approcher de la porte qui, de mon cabinet, conduisait à son bureau.

Nicolas Gogol a écrit une petite histoire intitulée le Manteau. Un pauvre employé russe qui veut acheter un manteau neuf s’impose dans cette intention les plus grands sacrifices, pour amasser la somme d’argent nécessaire. Enfin il la possède. Pour en arriver là, plus d’une fois il n’a pas mangé à sa faim, il n’a pas bu à sa soif ; mais tout cela, il l’a supporté stoïquement. Le dimanche arrive ; il sort pour montrer le précieux vêtement dans les grandes rues de Moscou. En regagnant le soir son domicile, il est attaqué par des voleurs qui le dépouillent de son cher manteau. C’est trop de misère pour le cœur du pauvre homme. Il en tombe malade, se met au lit et meurt. Je pensais à cet infortuné personnage, et je répétais : — On m’a volé mon manteau. — Il me semblait qu’il ne me restait plus autre chose à faire qu’à mourir. Au bout de quelque temps, je me reprochai ma faiblesse ; j’eus peur de montrer ma douleur à des étrangers. Je ne voulais pas de leur pitié ni de leurs consolations.

La nature humaine, grâce à Dieu, est trop faible pour résister longtemps aux grandes souffrances ; on en guérit ou bien on en meurt. Ma guérison fut lente. Je n’ai pas recouvré tout à fait la santé, et ce que j’avais de meilleur en moi a été brisé ; j’ai repris cependant assez de forces pour pouvoir vivre sans que l’existence me soit à charge. Ainsi, lorsqu’on a perdu le bras droit, il faut apprendre à écrire de la main gauche ; c’est moins commode, mais on s’y fait.

Je renonçai au projet de me fixer dans cette Europe qui m’était devenue odieuse, je résolus de rester en Chine et d’y chercher les distractions que j’avais jusqu’alors dédaignées. Mes chevaux de course furent bientôt cités comme les meilleurs, mes maîtresses comme les plus jolies. Je me disais quelquefois que c’était profaner ma douleur que de vivre ainsi ; j’avoue pourtant que je n’en eus jamais de remords. On m’avait trahi ; moi, je ne trahissais personne ; je ne faisais de mal à qui que ce fût. Je me mis à voyager, je parcourus la Chine dans tous les sens.

Un jour, j’étais parti de Shanghaï en bateau d’excursion pour aller voir les grands lacs de Woussoung. Le soir, nous jetâmes l’ancre aux abords d’une cité populeuse dont j’ai oublié le nom. Je me levai le lendemain avec l’aube pour visiter la ville avant que les habitans ne fussent sur pied. Mon boy m’accompagnait pour me servir à l’occasion de guide et d’interprète. A l’entrée de la ville, un grand édifice attira mon attention ; c’était une espèce de temple ouvert à tous les vents et surmonté d’une immense toiture que supportaient de