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redingote, et recommençai à lire et à ranger les papiers qui étaient sur mon bureau : « soie, thé, opium, riz. » Je voyais les mots, mais je ne comprenais rien à ce que je lisais. Machinalement je Répétais cette phrase, qui terminait un avis de mon agent de Saigon : « je me félicite d’avoir, par la consciencieuse exécution de vos ordres, contribué au succès de l’affaire dont vous m’entretenez, et je me mets entièrement à votre disposition pour de nouvelles commandes. » Je n’avais plus d’ordres à donner, de commandes à faire. Pourquoi en avais-je donné ? A quoi bon le travail auquel je m’étais livré ? Le monde était transformé ; il ne m’intéressait plus. Je tournai ma chaise vers la fenêtre, de manière à cacher mon visage à Matthisson, s’il revenait à mon bureau ; puis doucement je retirai la lettre de Mme de Norman de ma poche, et, faisant un grand effort sur moi, je la lus avec attention du commencement jusqu’à la fin. Je m’aperçus vaguement que Matthisson remuait les papiers d’affaires étalés sur mon bureau, et je l’entendis regagner sa chaise ; je ne levai pas la tête et ne me retournai pas.

La lettre de Mme de Norman était longue, écrite avec soin ; l’écriture était ferme et décidée comme chacune des expressions dont elle se servait. Il n’y avait pas d’hésitation, pas de rature ; un malentendu était impossible. Elle débutait par des excuses et des explications de son long silence ; elle ajoutait quelques mots sur les soucis d’une mère, unique gardienne de deux jeunes filles, et abordait sans transition le véritable but de sa lettre en m’annonçant brièvement qu’un M. de Cissaye venait de demander Jeanne, sa fille aînée, en mariage, et que cette demande avait été agréée. « Je n’ai point influencé le choix de ma fille, écrivait Mme de Norman ; mais je l’approuve, et je dois m’en réjouir. M. de Cissaye est d’une bonne famille, d’un caractère irréprochable ; le mariage se fait sous les plus heureux auspices. Il est vrai qu’il détruit un projet que depuis deux ans j’avais caressé au fond de mon cœur, et qui m’était devenu cher… »

La lettre m’échappa des mains ; je restai à la fenêtre, voyant des formes vagues glisser devant mes yeux, mais ne me rendant aucun compte de ce que je voyais, n’entendant rien, ne pensant à rien. Soudain je me sentis toucher au bras. Je me retournai lentement. Matthisson était derrière moi. Il recula et me regarda un instant d’un air effrayé. — Que vous est-il arrivé ? dit-il enfin. Vous êtes malade ; avez-vous reçu de mauvaises nouvelles ? — Je ne sais comment les paroles me vinrent. — J’ai perdu tout mon bonheur ! m’écriai-je ; — puis je cachai ma tête entre mes mains et me mis à pleurer. Matthisson s’approcha, et je sentis sur mes épaules la pression amicale de ses deux mains. — Lisez les autres lettres, lui dis-je