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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/965

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pense que je n’ai travaillé que pour elle, que j’aurais voulu lui consacrer toute ma vie, lorsque le souvenir du passé me revient, le souvenir de l’amour qu’elle avait juré et qu’elle a renié, je sens un frisson parcourir mes veines.

Je suis souvent seul, et dans ces momens-là elle m’apparaît quelquefois sans ; que mon imagination l’évêque, malgré moi en quelque sorte. Elle n’est point changée, elle est pâle et belle comme le soir où je lui dis le dernier adieu. Elle s’avance lentement ; lorsqu’elle m’aperçoit, elle s’arrête. Une frayeur mortelle semble la clouer au sol. Ses yeux sont grands ouverts, et son regard reste fixé sur moi. Je passe en saluant ; mais soudain j’entends une voix qui m’appelle : « Henri ! Henri ! » Alors je songe aux années lointaines de ma pauvre jeunesse. Je suis vieux. Personne ne m’appelle plus Henri. Je suis L’Hermet ou M. L’Hermet pour tous ceux qui m’approchent. « Henri ! » le souvenir renaît avec la vivacité des premiers jours ; mon cœur se gonfle à rompre ma poitrine, je me sens étouffer de joie et de douleur. Je m’approche d’elle pour lui parler ; à ce moment, je vois Jeanne disparaître comme dans un nuage, je m’éveille, et le songe reste inachevé ; mais il ne m’abandonne pas complètement, il fait partie de mon être. Il me semble qu’il reparaît depuis quelque temps plus fréquemment qu’autrefois, et je suis convaincu qu’il reviendra pour la dernière fois lorsque je serai sur mon lit de mort.

L’Hermet se tut, et demeura quelques instans absorbé dans un douloureux silence. La lune était parvenue au zénith ; le pays d’alentour donnait à cette calme et douce lumière. Le domestique japonais, qui s’était éveillé, allait et venait autour de la table, implorant par sa mine fatiguée la permission d’aller goûter le repos. Un papillon de nuit, s’étant imprudemment approché de la bougie qui nous éclairait, se débattait impuissant contre le feu qui le consumait. L’Hermet prit une allumette, et, afin d’abréger les souffrances de l’insecte à moitié brûlé déjà, il le poussa dans le foyer de la flamme. — Pauvre petit être, dit-il, si tu n’avais pas quitté ton coin obscur, tu aurais pu y mourir sans connaître la douleur. La brillante lumière t’a séduit, et tu meurs pour y avoir touché un instant. — Puis il vint à moi, me souhaita une bonne nuit, et nous nous séparâmes.

Le lendemain je quittai le Japon. La dernière malle vient de m’apporter la nouvelle de la mort de mon ami L’Hermet.


RODOLPHE LINDAU.