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la Gaule, ni ceux qui appartiennent à la race gauloise, comme Sidoine Apollinaire et Grégoire de Tours, ni ceux qui étaient de race germanique, comme Jornandès, ne nous présentent les événemens qu’ils ont vus comme une grande invasion qui aurait substitué une population à une autre, et aurait changé les destinées du pays. Cette idée n’apparaît pas davantage dans les écrivains des siècles suivans. Le moyen âge a beaucoup écrit ; ni dans ses chroniques, ni dans ses romans, nous ne trouvons trace d’une conquête générale de la Gaule. On y parle sans cesse de seigneurs et de serfs, mais on n’y dit jamais que les seigneurs soient les fils des conquérans ou que les serfs soient les fils des vaincus. Philippe de Beaumanoir au XIIIe siècle, Comines au XVIe et une foule d’autres écrivains cherchent à expliquer l’origine de l’inégalité sociale, et il ne leur vient pas à l’esprit que la féodalité et le servage dérivent d’une ancienne conquête. Le moyen âge n’eut aucune notion d’une distinction ethnographique entre Francs et Gaulois. On ne trouve, durant dix siècles, rien qui ressemble à une hostilité de races. La population gauloise n’a jamais conservé un souvenir haineux des Francs et des Burgondes. Aucun des personnages de ces nations n’est présenté comme un ennemi dans les légendes populaires. L’opinion qui place au début de notre histoire une grande invasion, qui partage dès lors la population française en deux races inégales et ennemies, n’a commencé à poindre qu’au XVIIe siècle ; elle a surtout pris crédit au XVIIIe, et pèse encore sur notre société présente : opinion dangereuse qui a répandu dans les esprits des idées fausses sur la manière dont se constituent les sociétés humaines, qui a répandu aussi dans les cœurs des sentimens. mauvais de haine et de vengeance.


I. — CE QU’ETAIENT LES ENVAHISSEURS GERMAINS.

Il faut observer avec attention comment s’est opéré le singulier événement qu’on appelle l’invasion des barbares ; il faut le voir, s’il se peut, tel qu’il a été vu par les hommes de ce temps-là.

Nous sommes portés à nous exagérer le nombre et la force de ces barbares. C’est une étrange erreur que d’avoir cru que la Germanie fût « la fabrique du genre humain et la matrice d’où sortent les nations, » comme si l’humanité y avait été plus féconde qu’ailleurs ! La barbarie n’est jamais féconde. Comment la population aurait-elle été nombreuse sur un sol qui était alors couvert de forêts et de marécages, chez des peuples qui estimaient peu le travail, et dans un état social si troublé que chaque tribu avait besoin pour sa sûreté de s’entourer d’un désert ? Les coups répétés dont les