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développant lui-même les notes et les programmes, de manière à recomposer les leçons sur lesquelles il n’existait pas de rédactions. M. Cucheval vient de livrer au public les deux premiers volumes de ce grand ouvrage contenant l’histoire de l’éloquence latine avant Cicéron. J’ai été l’un des auditeurs les plus assidus de mon regrettable ami, dans cette partie de son cours ; j’aime à rendre à M. Cucheval ce témoignage, que, grâce à son intelligente et habile coopération, le public a vraiment sous les yeux l’œuvre du maître. Cette partie est des plus curieuses et des plus intéressantes pour l’historien qui recherche l’explication des faits plutôt que pour l’homme de goût qui ne demande à la littérature que des satisfactions esthétiques. Cicéron, qui a fourni les meilleurs élémens de cette histoire, a souvent besoin d’être lui-même complété, rectifié, expliqué par le rapprochement et la comparaison avec d’autres autorités de la littérature latine. Son engouement pour toutes les œuvres nationales le rend parfois suspect à la critique moderne, dans ses jugemens sur les œuvres et sur les hommes, tandis que sa haute et délicate culture d’esprit, son goût pour l’éloquence ornée et littéraire lui fait juger trop sévèrement l’éloquence mâle et simple des orateurs qui, comme l’ancien Caton, ne savaient bien parler que la langue des affaires et de la politique, avec tous les mouvemens qui soulèvent les passions du Forum ou du palais, mais sans les ornemens qui sont plutôt propres à satisfaire le goût des réunions académiques. Voilà pourquoi les magnifiques œuvres du plus grand, du plus parfait, du plus riche à tous égards des orateurs romains, ne peuvent nous consoler de la perte des harangues de ces hommes, tant célébrés d’ailleurs par Cicéron et Tacite, qui s’appellent Caton l’Ancien, les Gracques, Antoine, Crassus, Caton d’Utique et César. Nous n’irons pas certes jusqu’à dire, avec quelques amateurs outrés de la vieille éloquence, que Cicéron, qui est resté si Romain après tout, malgré toute son éducation grecque, a énervé la forte discipline des grands orateurs qui l’ont précédé, en sacrifiant trop aux grâces de la rhétorique et même aux méthodes de la philosophie, dans ces discours incomparables où l’art se laisse trop apercevoir. Il est certain pourtant qu’en lisant les traités de Cicéron sur l’éloquence, où l’auteur nous présente si souvent le portrait du véritable orateur et énumère les conditions de la parfaite éloquence, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il a trop pratiqué pour lui-même les savantes et ingénieuses méthodes si bien décrites dans ses livres. C’était le sentiment du professeur dont M. Victor Cucheval nous donnera prochainement les belles études sur la vie et les œuvres de Cicéron.


Ê. VACHEROT.


C. BULOZ.