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montagne a cessé d’exhausser à ses dépens, s’est garni de plantations vigoureuses qui en dissimulent le modelé primitif. C’est, pour employer l’expression usitée, un torrent éteint ; la végétation l’a désarmé. Que si par malheur il prend fantaisie aux habitans du voisinage d’exploiter cette forêt qui les protège, aussitôt les eaux reprennent leur vertu destructive ; elles ravinent de nouveau les pentes, rongent les berges, et rejettent au milieu des cultures du cône les débris qu’elles ont arrachés dans le haut de leur lit.

Il est incontestable aussi que les versans des Alpes françaises ont connu des alternances de végétation arborescente et de défrichement par lesquelles s’explique que tel vallon soit boisé maintenant après avoir été déchiré par les eaux sauvages, tandis que tel autre est devenu la proie des torrens après en avoir été protégé des siècles durant. Au sortir de l’ère glaciaire, c’est-à-dire lorsque les immenses glaciers des temps antéhistoriques reculèrent jusqu’à leurs limites actuelles par suite du réchauffement graduel de notre hémisphère, les pentes apparurent tout à coup au soleil nues et friables. Un froid prolongé les avait totalement dégarnies d’arbustes : les eaux y exercèrent leurs ravages ; mais le reboisement spontané ne se fit pas attendre. Sur toute surface qu’éclairait le soleil et qu’arrosait la pluie, la force végétative fit merveille. les plantes herbacées d’abord, puis les arbustes, puis les grands arbres retinrent le sol croulant des montagnes. Les torrens les moins funestes, les plus nombreux, ceux que ne favorisait pas le voisinage des glaciers ou l’extrême déliquescence du terrain, s’endormirent d’eux-mêmes. Les Alpes étaient alors inhabitées. Un peu plus tard survinrent les peuplades humaines, qui s’étaient contentées de vivre dans les plaines tant qu’elles n’avaient pas été trop nombreuses. Ces hommes primitifs voulaient des terres à mettre en culture, et des pâturages pour leurs bestiaux. Ils continuèrent dans la montagne l’œuvre de défrichement qu’ils avaient commencée sans inconvénient à de moindres altitudes, et, ce faisant, ils détruisirent l’obstacle que la nature avait élevé contre les eaux malfaisantes. Néanmoins les grands bois ne disparurent alors qu’en partie. Les populations étaient rares, et, dès qu’elles s’organisèrent en société, les chefs revendiquèrent la jouissance ou la propriété des forêts. Il est certain cependant que les Alpes françaises étaient en grande partie déjà dénudées quand l’ordonnance de Colbert sur les eaux et forêts vint interdire les défrichemens. Il y eut à la révolution quelques années de confusion ou de désordre dont les effets furent terribles. Les grands massifs forestiers que la confiscation enlevait à la noblesse et au clergé revinrent, les uns à l’état, qui n’avait guère le temps de les protéger, les autres aux communes, qui s’empressèrent d’abattre