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de le comparer au théosophe Scandinave, qui distinguait du moins, en ses hallucinations, le monde matériel du monde spirituel. Pour le poète de l’avenir au contraire, tout est matière, à moins que vous n’admettiez avec lui que la matière est esprit :


« Ô mon corps ! — je crois que vos parties se tiendront debout et puis tomberont avec les parties de mon âme, — tête, cou, cheveux, oreilles, — nez, narines et ce qui les sépare, joues, tempes, front, menton, gorge, etc… (Nous n’oserions le suivre dans l’évocation des différentes parties de ce corps, qui est pour lui chose sacrée.) — Je dis que vous êtes non pas seulement parties et poèmes du corps, mais de l’âme ! — Je dis que vous êtes l’âme ! »


Après cela, il paraît difficile de nier, comme l’ont fait quelques-uns de ses amis, que Whitman soit matérialiste. Il est vrai qu’il parle souvent et emphatiquement de religion, mais d’une religion qu’il a créée :


« Je dis qu’aucun homme n’a été encore assez dévot de moitié, — que nul n’a encore adoré comme il faut, — que nul n’a commencé à comprendre combien divin il était lui-même, combien sûr est l’avenir, — je dis que la grandeur réelle et permanente de ce pays doit être sa religion, — autrement qu’il n’y a point de grandeur réelle ni permanente, — point de caractère, point de vie digne de ce nom, — pas de patrie, pas d’homme ni de femme sans religion ! »


Mais en même temps Walt Whitman nous apprend qu’il est divin en dedans et au dehors, que, s’il adore quelque chose, ce sera de préférence ce qui émane de son corps, et que certaine odeur naturelle est un arôme au-dessus d’aucune prière. Ceci osé, on ne peut être surpris que le poète de la matière ne s’arrête pas en si beau chemin. Non-seulement il aura signalé l’âme dans tout ce qui est du domaine de la physiologie, mais il la découvrira en bien d’autres choses grossières. L’étal du boucher, le couteau du tueur de porcs, la cuve du brasseur, le croc de l’arrimeur, les outils du carrossier, du distillateur, du photographe, les travaux qui se font dans les houillères et dans les mines, le télégraphe, l’omnibus, la locomotive, les rails du chemin de fer, tout ce qui concourt à la vie matérielle, qui n’est autre, retenez-le bien, que la vie spirituelle, reçoit son hommage.

Ce qui nous paraît aussi bizarre pour le moins que la philosophie et que la religion de M. Whitman, c’est sa morale. Il n’admet pas le mal, ou plutôt il juge que le mal et le bien se valent, puisque tous deux existent ; il prend l’homme comme il est et soutient