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prétentions léonines qui faisaient dire à un directeur parlant d’une virtuose célèbre : « Mais c’est un procureur que cette femme-là ! » Au siècle dernier, lorsque le bailli du Rollet, rencontrant Gluck à Vienne, s’efforçait de le conquérir à la France, il lui vantait la troupe d’ensemble de notre Opéra, les vingt-quatre violons du roi, les ballets, le spectacle et tous ces puissans moyens d’exécution qui sollicitent au travail l’imagination d’un maître. Réussir n’est point tout ; il faut faire succès qui dure. Les chefs-d’œuvre n’existent qu’à ce prix, et ces conditions de stabilité ne s’obtiennent qu’avec l’aide d’un personnel d’ordre supérieur et sérieusement organisé pour longtemps. C’est par ce grand attrait, qui tentait l’auteur d’Iphigénie et d’Armide, que plus tard nous avons saisi Rossini et Meyerbeer. Aussi les bras vous tombent quand vous entendez un ministre demander au premier venu de lui découvrir des chefs-d’œuvre ! Chose facile en vérité ! Comme si des ouvrages tels que Guillaume Tell, Robert le Diable et les Huguenots s’improvisaient là, tout de suite, sans préparation et sans objectif, sur simple commande.

Que la maison de Molière y prenne garde, la crise qui menace d’emporter l’Opéra pourra bien, avant peu, l’atteindre à son tour. Là, de même, les vieilles fondations sont ébranlées, les mauvaises habitudes s’introduisent ; l’ancien faisceau, s’il ne se rompt, commence fort à se distendre. Qu’est devenu cet amour exclusif des intérêts de la société, ce traditionnel attachement au foyer domestique ? On va, on vient, on se disperse ; quand ce n’est pas l’étranger, c’est la province. Que dire aussi de cette rage nouvelle de courir les salons pour y débiter toute sorte de romances, de ballades, de rondos et de cavatines sans musique ? Le grand style exige plus de recueillement, et les artistes de la Comédie-Française ne sauraient être pourtant des virtuoses en cours perpétuel de représentations particulières. J’avise que les fiers ancêtres, les Fleury, les Contat, les Mars, les Talma, seraient bien étonnés de voir leur aristocratique progéniture se livrer à tous ces exercices de guitare. Hélas ! le répertoire quotidien auquel le goût actuel nous condamne n’est déjà point si relevé que des artistes puissent impunément, en dehors du théâtre, se farcir ainsi la mémoire d’un tas d’inepties rimées ou non rimées. Un pareil train nous va mener droit à la confusion des langues ; nous y perdrons le peu de style qui nous reste au cœur, et dire les vers du Misanthrope deviendra pour la Comédie un secret tout aussi bien perdu que l’est pour l’Opéra l’art de parler la langue de Gluck, de Sacchini ou de Spontini. Cette mode ridicule évidemment passera, les comédiens se lasseront d’un métier qui ne saurait leur rendre en dignité ce qu’il leur coûte en frais de mémoire et de déplacement, et le mieux qu’on puisse faire en attendant pour maintenir le style du théâtre à son point, c’est de jouer beaucoup Musset et l’Aventurière de M. Emile Augier.

Une commission, où se rencontrent quelques noms des plus rassurans