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et saisissant à leur tour le bâton de commandement. On érige autel contre autel, on en élève à Beethoven, Haydn, Mendelssohn, Berlioz, Schumann, à tous les dieux, demi-dieux et quarts de dieux de la symphonie, du quatuor et du concerto. La primitive église voit avec amertume ses enfans se détacher de son sein pour aller prêcher ailleurs la parole des maîtres, heureuse quand les apôtres ne deviennent pas des dissidens et des schismatiques. Nommer ici toutes ces fondations, tâche impossible ! Essayons d’en citer quelques-unes. Nous avons d’abord les concerts populaires, maison à part à laquelle toute espèce d’échange avec le personnel de l’œuvre-mère est interdite, ne s’y rattachant que par le choix de ses morceaux, le caractère d’ailleurs plus osé de l’exécution et le tour généralement beaucoup plus aventureux de sa tactique. Viennent ensuite la société Morin et Chevillard pour les derniers quatuors de Beethoven, la société Schumann, la société Jacquard et Armingaud, la société philharmonique de M. Saint-Saëns, les concerts Danbé, Lamouroux, la société Alard, Franchomme et Planté, et bien d’autres que j’oublie, et qui toutes ont réussi à s’achalander, grâce à l’absolu dénûment de musique vocale où nous sommes réduits. On prend ce qu’on a ; lorsque les chanteurs manquent, on s’adresse aux instrumentistes : de là ce goût du symphonisme déjà si répandu chez nous, et qui, chose plus extraordinaire, se propage également même en Italie. Verdi, en réagissant contre Cimarosa et Rossini, en forçant et brisant les voix, n’a peut-être pas médiocrement contribué à provoquer ce mouvement tout en faveur de l’Allemagne. Pour nous, il ne nous reste qu’à tâcher de nous consoler avec ce que nous avons. Appelons des temps meilleurs, mais travaillons surtout à les préparer.

Nous savons d’où naît le mal ; il vient de cette fièvre de personnalité qui dévore notre âge et qui fait que nul ne peut rester honnêtement à son poste. Les mêmes causes qui nous ont dotés de la commune ont amené la désorganisation des beaux-arts. Primer, s’enrichir est l’unique affaire ; consacrer nos efforts, nos talens au profit d’une de ces institutions nationales dont la gloire et la fortune redescendent ensuite sur nous selon nos mérites, quelle duperie ! Mieux vaut s’établir pour son propre compte, se mettre en chambre et ne s’occuper que de soi. Personne aujourd’hui n’est ce qu’il devrait être. L’intérêt du théâtre auquel il appartient n’entre plus un seul moment dans les préoccupations d’un chanteur ; autrefois on s’attachait à la maison. Nourrit ne quittait jamais la place, ne vivait que par l’Opéra et pour l’Opéra ; un appointement de 25,000 francs suffisait à ce grand artiste, toujours sur la brèche, toujours prêt à servir la cause de l’idée, fût-ce aux dépens de ses avantages particuliers. Ainsi des autres. C’étaient de très médiocres spéculateurs que ces princes de notre scène lyrique, et, quand venait le renouvellement, on n’avait à craindre d’eux aucune de ces