Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/698

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

«… Marsil, associé pour tout, excepté pour les deux campagnes, est fatigué d’avoir tant de choses à conduire ; il disait que, si cela dépendait de lui, il réaliserait 200,000 livres, et que le fonds de commerce resterait encore assez considérable pour les occuper. J’étais démontée ce jour-là, et, quoique j’éprouvasse du plaisir à savoir ma sœur et mon frère bien heureux, ces choses me faisaient songer tristement. Dieu sait pourtant que je ne suis pas jalouse ! » Insensiblement, de ce jeune homme timide et embarrassé il se dégage une saveur de nature et un accent de génialité par lequel Julie, en dépit qu’elle en avait, se sent pénétrée et subjuguée. Elle ne le trouve plus gauche, « ses yeux cessent d’être éblouis de ce qu’on appelle un muscadin, » lorsqu’il lit d’un certain ton une élégie « très passionnée » de Saint-Lambert, lorsqu’à la fin du jour après une de ces promenades sous les cerisiers, telles que les a décrites Jean-Jacques, assis au bord d’un ruisseau, il peint « le coucher du soleil qui dore ses habits d’une manière charmante, » ou lorsqu’il lui parle sans phrases déclamatoires-de la révolution française, ou lorsqu’enfin il aspire à découvrir et à inventer dans le champ de la science. Elle-même se développe d’une façon inattendue ; ce qu’on lui peut reprocher de trop raisonnable s’amollit et s’embellit. Après trois années d’assiduités, elle arrive à donner sa main, sans trop savoir comment elle se résigne à la donner et sans savoir non plus comment elle ferait pour la refuser plus longtemps. Julie devait trop peu vivre pour apprendre qu’elle avait épousé un homme de génie ; elle a pressenti Ampère, elle ne l’a pas connu d’une connaissance certaine et complète. Tantôt elle le gronde et le guide comme un enfant, et tantôt elle est saisie pour lui d’un vague respect, comme si une voix mystérieuse lui soufflait à l’esprit : Deus ! ecce Deus ! « Ton âme, lui dit-elle un jour, est ce que j’aime en toi ; elle n’est pas ordinaire. » C’est tout ce qu’elle voit de lui ; mais n’est-ce pas assez pour décider une fille qui ne pense pas elle-même d’une façon commune ?

Il faut tout dire, pour bien marquer la nuance de cet amour qui s’est formé peu à peu de raison, et que la raison cependant semblait d’abord combattre. Julie ne se serait probablement jamais décidée toute seule. C’est sa sœur Élise qui la pousse et la jette dans les bras d’André. Au point de vue littéraire, Élise est le personnage le plus remarquable peut-être du récit arrangé et publié par Mme H. C… Ce sont ses lettres qui nous donnent le tissu du roman de Polémieux. Toutes celles qu’a citées Mme H. C… sont des chefs-d’œuvre de grâce familière. Les hommes ne sont guère des écrivains lisibles que quand ils s’en mêlent et en font leur état ; quantité de femmes, en de certaines limites et jusqu’à un certain niveau qu’elles ne franchissent pas, écrivent sans étude et par un don de nature de manière à satisfaire les plus difficiles. Je ne vois pas trop en quoi une lettre d’Élise, si ce n’est la modestie des