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pour les servir, ni ministres pour leur prêter le serment d’allégeance. Elles en ont d’abord montré quelque surprise et plus tard quelque irritation[1]. C’est une différence de caractère qu’il est intéressant de noter.

Pendant qu’il négociait avec la Prusse, Napoléon n’avait jamais caché son mépris pour elle ; il l’afficha cyniquement après la victoire. Il fit abattre et emporter la pierre qui rappelait la victoire de Rosbach. Il enleva lui-même et envoya aux Invalides l’épée de Frédéric. Le 27 octobre, il entrait triomphalement dans Berlin. La famille royale, pressée par les coureurs français, s’était réfugiée à Kœnigsberg. Napoléon ne craignit pas de souiller sa victoire et d’avilir son génie en insultant la reine dans les bulletins de la grande armée. Il fit équiper, ravitailler et remonter son armée aux frais du pays ; puis il continua sa route. Un an après, la Russie étant vaincue et son empereur fasciné, Napoléon consentit à restituer au roi de Prusse la moitié de ses états.

Frédéric-Guillaume III avait été forcé de souscrire au blocus continental. Il dut renvoyer son ministre Stein : Napoléon trouvait à cet homme trop de foi, d’intelligence et de patriotisme. Stein servait bien son pays, il devenait un danger ; Napoléon le mit au ban de l’Europe (décret de Madrid, 16 décembre 1808). La Prusse cependant n’en avait pas fini : en 1812, Napoléon l’obligeait à entrer dans la coalition contre la Russie ; sur les 42,000 hommes qu’il lui avait laissés, il en exigea 20,000 pour marcher sous ses ordres. La grande armée traversa le territoire prussien ; le pays commençait à se refaire, les charges nouvelles, les réquisitions eurent promptement achevé de l’irriter et de l’épuiser. Les alliés de l’empereur, les Allemands surtout, se montraient les plus exigeans, les plus durs, les plus insatiables. Le feu couva jusqu’au jour où l’on apprit que Napoléon avait abandonné ses généraux, qui battaient en retraite, où l’on vit arriver à Kœnigsberg affamés, en haillons, rongés de fièvre, les premiers blessés français, dépouilles vivantes de la grande armée. Ce fut alors que le commandant du contingent prussien eut à choisir entre deux trahisons : servir sa patrie et abandonner Napoléon, rester fidèle à l’alliance jurée et manquer l’occasion de délivrer son pays. L’histoire présente peu de situations aussi tragiques que celle-là. York passa aux Russes avec ses troupes. « C’est, dit M. de Pradt, l’homme de ces temps modernes qui a frappé le coup le

  1. « Rien ne nous a plus frappés dans cette guerre que l’incapacité radicale des Français à reconnaître la réalité des choses… De là vient qu’ils ne surent point à temps se résigner à l’inévitable,… qu’ils poussèrent jusqu’à l’épuisement du pays une résistance insensée, puisqu’elle était inutile. » — Bluntschli, Das moderne Völkerrecht. Heidelberg, 1871.