Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/701

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’abord d’une méthode sévère et éclairée qui présidait dans l’ancienne France à l’instruction religieuse des femmes, et dont les origines remontent au calvinisme et à Port-Royal. A une certaine manière de placer et de prononcer les mots à la crainte de Dieu » et « la miséricorde divine, » on reconnaît, on perçoit dans le petit monde de Polémieux et de Saint-Germain-du-Mont-d’Or les dernières vibrations inconscientes du jansénisme. Il leur vient ensuite d’un autre élément tout différent de celui-là, mais qui en des esprits sains et en des âmes droites peut s’y marier sans discordance : la lecture exclusive et continue, quoique faite sans beaucoup d’ordre, de nos poètes et de nos écrivains classiques. Les jeunes files d’à présent lisent encore Télémaque ; mais Deshoulières, mais Sévigné, mais Bourdaloue, mais la Princesse de Clèves ou Gonzalve, mais Corneille, les tragédies de Voltaire et les comédies de Destouches ! Ce sont là les livres favoris de Julie et d’Élise avec les Pensées de Cicéron, quelquefois une pastorale italienne, presque pas d’auteurs anglais, plus du tout de pontes espagnols, comme au XVIIe siècle, et pas encore de poètes allemands. Racine était alors pour les femmes une lecture si attrayante et si délicieuse qu’on en faisait presque pour les jeunes filles du fruit défendu. Rappelez-vous les vers de Gresset :

Tel fut l’adieu d’une nonnain poupine,
Qui, pour distraire et charmer sa langueur,
Entre deux draps avait à la sourdine
Très souvent fait l’oraison dans Racine.


A en juger par le résultat, on devrait bien reprendre ce régime de lecture. La sûreté du goût chez Élise est aussi étonnante que la finesse de l’esprit. Je cueille par exemple cette pensée dans sa correspondance : « les ridicules de la nature sont supportables ; ceux qui se montrent avec orgueil et qu’on paraît ignorer pour ne penser qu’à ce qu’on croit avoir d’agrémens ne le sont pas. » Savez-vous bien qu’il ne manque ici que le poli et la vivacité du tour que donnerait à une maxime de ce genre, je ne dis pas La Bruyère ou La Rochefoucauld, ce serait de l’excès, mais Vauvenargues ? Je prends aussi ce jugement sur Tancrède : « je n’avais pas encore lu Tancrède ; je l’aime de tout mon cœur parce qu’il est sensible comme une femme et courageux comme Bonaparte. « Quel brio ! quelles notes de bravoure ! Est-il possible de mieux sentir, avec plus de nouveauté et de fraîcheur ?

En général, il y a un sujet d’étonnement dont on ne revient pas en lisant les lettres de ce recueil, celles qui sont signées de noms d’hommes aussi bien que les lettres de femmes : c’est combien peu tous ces gens-là, gens inconnus et appartenant à la foule, ressemblent à ceux qui occupent à ce moment les premiers rangs sur la scène du monde. La déclamation règne alors en souveraine maîtresse chez les orateurs