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répand, et voilà toute la multitude qui se précipite électrisée vers le fleuve, dont la ville entière couvrait déjà les bords. Le triumvir, resté seul ou à peu près, envoie savoir ce qui se passe, et son messager lui rapporte ce bruit : Aphrodite s’approche en grande pompe, et vient, pour le salut de l’Asie, rendre visite au divin Bacchus. C’était elle en effet, l’Aphrodite du Nil, la reine des rois, qui venait à la conquête du triomphateur. Elle remontait le Cydnus dans sa galère étincelante d’or ; les voiles qu’enflait la brise étaient de pourpre, les rames à poignée d’argent s’agitaient en cadence, battant les flots harmonieux. Quant à elle, couchée sous les tissus d’or de son pavillon dans la molle posture que les peintres donnent à Vénus, on l’eût prise pour Vénus même. Qui ne connaît le merveilleux récit de Shakspeare, auquel la palette de Plutarque semble avoir prêté ses couleurs ? « Ses femmes, pareilles à des Néréides, épiaient des yeux ses désirs ; au gouvernail, une d’elles, une sirène, dirige l’embarcation. La voilure de soie se gonfle sous la manœuvre de ses mains, douces comme des fleurs, qui lestement font leur office. De l’embarcation émanent invisibles des parfums délicieux qui viennent sur les quais voisins enivrer les sens. La ville envoie son peuple entier à sa rencontre, et Antoine demeure seul assis sur son trône dans la place du marché, sifflant à l’air, qui, s’il avait pu se faire remplacer, serait allé, lui aussi, contempler Cléopâtre et aurait créé un vide dans la nature ! »

A peine débarquée, Antoine l’envoie complimenter et la prie à souper. La reine s’excuse en ajoutant qu’elle sera charmée de recevoir d’abord chez elle le triumvir. Antoine était galant et savait vivre ; il accepte. Je me tais sur les splendeurs de ce festin improvisé ; je laisse les anciens et les modernes décrire ces magnificences, ces prodigalités invraisemblables. L’émerveillement de l’histoire, il n’est ni dans ce luxe de vaisselles, de tapis et de pierreries, ni dans ce train d’un service près duquel tout le faste romain semblait de la rusticité ; il est dans la puissance de cette femme, dont l’ascendant s’exerce à volonté, et qui d’un regard, d’un sourire, va disposer à merci d’un soldat, d’un vainqueur. Antoine l’avait citée à comparaître comme accusée, et, sans l’avoir pour ainsi dire encore vue, il tombe à ses pieds.

Elle avait d’avance décidé que sa beauté, sa grâce, ne seraient cette fois que simples forces de réserve ; c’était par les charmes de l’esprit, les séductions de l’intelligence, qu’elle voulait combattre et vaincre. Elle en avait assez du renom d’enchanteresse que l’univers lui prodiguait, il lui plaisait pour le moment d’apparaître à ce Romain sous les traits d’une grande reine ayant les traditions du trône et sachant en parler la langue. Se défendre des torts qu’on lui reprochait, elle n’eût daigné ; au lieu de s’excuser, elle