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manœuvre, la reine les dirige, les aide, son sang-froid décuple sa vigueur. Le douloureux fardeau monte, monte ; il arrive. Une fois encore, avant de mourir, Antoine embrassera Cléopâtre. Elle le reçoit expirant, le couvre de larmes, de caresses, l’appelle son époux, son maître, son imperator. A la vue de ce cher et glorieux sang qui ruisselle, tout l’ancien amour s’est réveillé, les calculs personnels ont fait place au seul désespoir, à l’immolation. Elle s’arrache les cheveux, déchire ses vêtemens, lacère sa gorge de ses ongles. Courtisane ou grande reine, assurément cette femme-là savait aimer. Octave ne s’y méprit point, il sentit que sa proie lui échappait. Renonçant à la persuasion, il usa de la menace ; sous la peau du renard, le tigre apparut, montra ses griffes. Césarion et Antyllus étaient gardés au camp romain comme otages. César-Octave informa sa captive que la mère lui répondrait au besoin des folles insoumissions de la princesse, et que, si Cléopâtre attentait à ses jours, les enfans royaux seraient mis à mort. Ces enfans ! le tyran fit bien voir plus tard qu’il ne les avait pas oubliés. C’est même une de ces cruautés trop peu maudites par l’histoire que le meurtre de ces deux pâles héraclides, égorgés sur le degré même du sanctuaire qui leur servait d’asile. Et penser que, de ces deux victimes, l’une était le propre fils du grand Jules, sa vivante image ! Mais l’histoire ne peut s’occuper de tout, elle recherche les horizons où son œil plane ; la politique l’accapare. L’histoire n’a de faible que pour les forts et ne fait pas de sentimentalité. C’est œuvre aux poètes d’exprimer la vibration de la conscience humaine[1].

  1. Immolés tous les deux à la cruauté d’Octave, Césarion et Antyllus ne périrent pas de la même mort. Peu de temps avant la catastrophe d’Alexandrie, l’un et l’autre avaient été déclarés majeurs, et désignés comme héritiers présomptifs du trône d’Égypte. Césarion, sous le nom de Ptolémée, devait partager la régence avec sa mère. Il avait dix-huit ans, et pour l’air du visage, la tournure, c’était son père ; raison de plus pour Octave de chercher à s’en défaire. Cléopâtre, qui se doutait de l’intention, avait eu soin, à l’approche du vainqueur, de pourvoir au salut de cet enfant. Son précepteur, un Grec nommé Rhodon, eut pour mission de l’accompagner à la frontière sud, pour gagner de là l’Ethiopie et fuir, en cas de besoin, jusqu’aux Indes. C’était compter sans Octave, qui de loin surveillait sa proie, et trouva moyen de s’en saisir en corrompant le précepteur. Le traître persuada au jeune prince de rentrer dans Alexandrie, où César-Octave l’appelait, l’attendait pour le prendre en grâce et en amitié et plus tard l’installer sur le trône. L’infortuné revint et fut égorgé. On se raconta dans Rome qu’en effet Octave d’abord avait voulu le laisser vivre, mais que le stoïcien Arius (du musée d’Alexandrie, son camarade d’études et ami) trancha d’un mot la question en lui soufflant au conseil la parodie d’un vers d’Homère : « trop de césarité peut nuire. » (ούχ άγαθόν πολυχαισαρίη) Homère dit : ούχ άγαθόν πολυχοιρνίη). — Fils d’Antoine et de Fulvie, Antyllus avait déjà payé sa dette. Lui aussi, son précepteur Théodorus, — encore un Grec, — l’avait trahi. Il s’était réfugié dans le sanctuaire d’un temple élevé à César par Cléopâtre ; on l’en arracha malgré l’asile, malgré ses prières, sa jeunesse. Il était plus jeune que Césarion ; ni sa parenté avec le vainqueur, qui l’avait fiancé tout enfant à sa nièce Julia, ni les fameuses larmes données à Marc-Antoine par Octave, ne le sauvèrent du supplice. Il fut enlevé à sa retraite et décapité ; mais du moins le misérable précepteur porta la peine de son crime. Antyllus au moment de sa mort avait au cou un joyau de grand prix. Théodorus, cela va de soi, se l’adjugea. Le vol fut raconté à César-Octave, et le voleur mis en croix. Quant aux trois enfans que Cléopâtre avait eus d’Antoine, comme ils n’étaient point d’âge à inquiéter le vainqueur, on en fit butin à triomphe.