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superstition générale avait fait éviter ce voisinage, et le gazon auprès de Smith ne recouvrait personne.

Nombre d’affiches avaient informé la ville qu’une troupe dramatique célèbre allait représenter pendant quelques jours une série de farces bruyantes « à crever de rire, » avec lesquelles alternaient agréablement un mélodrame et un grand divertissement de danse, de chant, etc. Ces affiches firent sensation et furent pour les enfans de l’école l’objet d’ambitieuses espérances. Le maître avait promis à Mliss, qui considérait ce genre de plaisir comme chose rare et sacrée, qu’elle irait avec lui, et la fameuse soirée trouva le maître et Mliss parmi le public.

Le jeu des acteurs était le triomphe même de la médiocrité : le mélodrame n’était pas assez mauvais pour faire rire, ni assez bon pour intéresser ; mais le maître, se tournant vers l’enfant, fut étonné et comme honteux de lui-même en constatant l’effet extraordinaire que produisait sur cette nature impressionnable ce qui lui semblait fastidieux. A chaque battement de son petit cœur qui haletait, le sang lui montait aux joues, ses lèvres minces et passionnées étaient entr’ouvertes par la respiration rapide, ses yeux dilatés, ses sourcils noirs contractés. Elle ne riait pas des lourdes plaisanteries du bouffon, car Mliss riait rarement, elle ne recourut pas non plus à son mouchoir, comme la tendre Clytie, qui, tout en s’essuyant discrètement les yeux, causait avec ses compagnes et lorgnait le maître à la dérobée ; mais, quand la pièce fut achevée, que le rideau vert tomba, Mliss reprit son souffle, et, regardant le maître avec un sourire qui demandait pardon à demi, d’un petit geste de lassitude : — Ramenez-moi à la maison, dit-elle. — Ses paupières brunes retombèrent comme si elle eût voulu rester en imagination sur la scène.

Chemin faisant, le maître jugea convenable de ridiculiser toute la représentation. — Croyez-vous, demanda-t-il gaîment à Mliss, croyez-vous en vérité que la demoiselle qui joue si bien soit sérieusement amoureuse du monsieur qui porte de si beaux habits ? Si elle l’aime tout de bon, elle est bien à plaindre !

— Pourquoi ? dit Mliss en levant les yeux avec vivacité.

— Mais parce qu’il ne pourrait faire vivre sa femme avec le peu qu’il gagne et payer tant par semaine en outre pour ses beaux habits, et puis ils auraient des appointemens moins considérables comme gens mariés que comme amoureux, en admettant, ajouta le maître, qu’ils ne soient pas déjà mariés chacun de son côté, car je soupçonne le mari de la jolie comtesse de vendre les billets à la porte, de lever le rideau, de moucher les chandelles, ou de remplir quelque autre fonction tout aussi élégante et distinguée. Quant au