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l’unique garantie d’un intérêt de 5 pour 100 et avec une durée d’exploitation de quatre-vingt-cinq ans. « Moyennant une voie ferrée continue à travers vingt-six gouvernemens, disait l’ukase, se trouveront reliés trois capitales, nos principaux fleuves navigables, les centres de nos excédans agricoles et deux ports accessibles presque toute l’année sur les mers Noire et Baltique, l’exportation sera facilitée, les transports et l’approvisionnement intérieurs seront assurés. » En réalité, l’intérêt militaire l’emportait en ce moment, puisque la ligne de Théodosie laissait tout à fait à l’écart le beau port d’Odessa, comme si nous avions fait en France un chemin de fer de Paris à Toulon sans passer par Marseille. La société des chemins de fer russes se mit résolument à l’œuvre. En 1859, elle comptait de 50,000 à 60,000 ouvriers sur ses chantiers. Elle ouvrit la ligne entière de Varsovie en 1861 et celle de Nijni-Novgorod en 1862, résultat d’autant plus remarquable que ces travaux comportaient 60 millions de mètres cubes de terrassement et plusieurs ponts sur des rivières de grande largeur.

Il n’est pas hors de propos de dire ici quelle sorte de main-d’œuvre les grandes entreprises de travaux publics ont à leur disposition. Les salaires sont peu élevés, on l’a vu plus haut; mais ils s’augmentent de beaucoup de frais accessoires, qui sont une conséquence du climat et de la situation économique du pays. Avant 1861, le servage était alors en vigueur, l’entrepreneur empruntait les paysans au seigneur moyennant un prix convenu pour la saison d’été, du 1er  mai au 1er  novembre. L’entrepreneur était tenu, après avoir payé le seigneur, de nourrir ces ouvriers, de les loger, de les vêtir en partie, de leur procurer un bain russe une fois la semaine. Il fallait en outre fournir des outils, soigner les hommes malades, donner des gratifications aux bons ouvriers et faire rechercher ceux qui désertaient. L’église russe a beaucoup de fêtes chômées, sans compter les jours de fête de la famille impériale, où le serf avait le droit de se reposer, en sorte que, déduction faite encore des mauvais temps, la période de six mois ne comportait guère que cent vingt-cinq jours de travail effectif. Aussi les terrassemens reviennent-ils à un prix assez élevé. Par compensation, la valeur des terrains est extrêmement faible. M. Collignon indique le prix moyen de 278 fr. l’hectare pour l’ensemble des lignes de la grande société, et ce chiffre s’est même abaissé à 30 francs en Crimée.

La grande société s’était constituée au capital de 275 millions de roubles, ce qui équivalait, au pair de cette époque, à 1,100 millions de francs. Une première émission d’actions, pour un capital de 75 millions de roubles, réussit bien, en 1857, en Russie et en Hollande; elle échoua complètement à Londres par l’effet d’une ja-