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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

taillée très court, offrait le vrai type petit-russien. Il y avait en lui quelque chose de la nature sauvage, indomptée du Cosaque ; sa manière était brusque, presque farouche ; s’il cueillait une prune, la branche lui restait dans la main. C’était un de ces hommes dont la volonté est plus forte que la nature et le destin ; mais quelque froid, quelque raide que fût son abord, quelque sarcastique sa parole, un esprit droit et très cultivé était associé chez lui à une rare probité des intentions et à une grande sensibilité. Toutefois l’imagination n’avait guère d’empire sur lui : c’est ce qui lui donnait une fermeté si sûre d’elle-même. Malgré sa jeunesse, on le disait dédaigneux des femmes, voire misanthrope.

Un soir, — nous avions exterminé beaucoup de bécasses, et nous prenions le thé après avoir changé nos bottes et nos vêtemens mouillés, — je le questionnai à ce sujet. Il se mit à sourire. — C’est bien simple, répondit-il. Au lieu de jouer ou de faire la cour à quelque jolie femme incomprise, je travaille comme un paysan, afin de mettre en valeur mes propriétés délabrées ; au lieu de faire des dettes nouvelles, je paie celles de mon père. Au reste je dédaigne si peu les femmes que je songe sérieusement à me marier.

— Toi ?

— Moi. L’ordre sera absent d’ici tant qu’il n’y aura pas une brave ménagère à la maison.

— Fort bien ! et où trouveras-tu ce qu’il te faut ?

— Je veux trouver, répliqua mon ami avec son assurance enjouée, et je trouverai.

— Alors j’admire que tu aies le courage de te marier par le temps qui court.

— Pourquoi donc pas ? dit le comte. Je n’ai pas peur que ma femme me trahisse, car je saurais être au besoin « le médecin de mon honneur. » Ce ne serait pas assez ; je veux vivre heureux et voir ma femme heureuse à mes côtés. Je te dirai une autre fois comment je compte m’y prendre. J’ai mes idées là-dessus ; mais ce soir tu es fatigué, et tu tombes de sommeil.

— Pas le moins du monde…

— Trêve de complimens ! ça se voit assez. Je n’ajoute qu’un mot : je me garderai d’installer ici ce qu’on appelle une femme à la mode. Il y a longtemps que j’ai fait mon apprentissage, et je ne veux pas en perdre le bénéfice.

— On prétend que tu as été un homme à bonnes fortunes.

— Comme on prétend maintenant que je suis misanthrope. Crois-moi, j’ai conservé mon cœur intact au milieu d’une existence agitée. Cependant j’ai mené la vie à grandes guides. À vingt ans, je suis allé à l’étranger, j’ai fréquenté les universités de