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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/122

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REVUE DES DEUX MONDES.

toujours à trouver le manque de probité aimable chez la femme et à l’appeler complaisamment faiblesse féminine. Il faut que les femmes soient habituées à comprendre que les lois de l’honneur sont les mêmes pour les deux sexes ; alors seulement l’union sera possible sur le pied de l’égalité. Comme elles sont élevées aujourd’hui, peut-on leur reconnaître leurs droits naturels ?

— Eh bien ! il faut alors t’élever une compagne toi-même.

Il me regarda d’un air surpris. — Tu as peut-être raison, dit-il enfin ; mais voici lendrik qui bâille dans l’antichambre, et toi aussi, tu as déjà les yeux tout petits. Bonne nuit, mon ami !

— Bonne nuit !

Nous nous séparâmes. Quand je le revis le lendemain à l’heure du déjeuner : — Figure-toi, me dit-il, cette nuit j’ai rêvé, les yeux ouverts ; j’ai vu ma nourrice assise près de mon lit et me racontant sa légende, et à ses pieds était assis le Bonheur, — une femme jeune et belle ; ce qui me surprit, c’est que ses cheveux n’étaient pas blonds, mais châtains ; elle avait un fuseau à la main et filait. Je m’appuyai sur le coude pour mieux contempler ce ravissant visage inconnu, lorsqu’elle leva les yeux sur moi, et à ses yeux je la reconnus.

— Oui, elle a des yeux bleus, dit tranquillement le vieux serviteur en passant sa serviette sur le dossier de la chaise du comte.

— Es-tu fou ? reprit celui-ci ; de qui parles-tu ? Qui est-ce qui a des yeux bleus ?

— Eh bien ! Marcella.

— Marcella ? Qui est-ce, Marcella ? demanda le comte abasourdi.

— Mais la petite-fille de la vieille Hania, la fille de Nikita Tchornochenko, qui demeure à Zolobad, répondit simplement le brave lendrik sans se douter de l’impression qu’il avait produite.

— Ma nourrice a une petite-fille, continua le comte, qui a des cheveux châtains ?..

— Et des yeux bleus,… sans doute, monseigneur, ajouta lendrik.

— Tu la connais ?

— On dit que c’est un beau brin de fille, belle et bonne et point sotte.

Le comte tomba dans une rêverie profonde. — C’est bizarre, dit-il enfin :.. Un de ces jours, nous irons faire une visite à la vieille femme.

Il était nuit lorsque le lendemain nous sortîmes des marais de Grokhovo et que nous arrivâmes à Zolobad. Le village dormait ; on n’entendait que le cri lugubre du hibou et le toctoc des vers dans les vieux troncs des arbres qui bordaient la route, un bouil-