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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

avec les bambins, et souvent l’un ou l’autre couche dans le berceau du plus petit.

— La couleuvre est une bête innocente, ajouta le comte, d’un bon naturel et sans défiance, l’amie du paysan et la compagne de ses enfans. Tu la rencontreras dans beaucoup de maisons, et on dit qu’elle porte bonheur.

— C’est la vérité, dit Nikita.

Les deux couleuvres s’étaient dressées sur leurs queues et avaient plongé leurs petites langues fines par-dessus le bord de la jatte dans le lait, qu’elles mangeaient avec tant d’empressement que les marmots commençaient à craindre pour leur souper. L’aîné souleva d’un air délibéré sa cuiller et en donna une tape sur la tête du serpent qui buvait près de lui ; le serpent se retira, se tapit sans trop de frayeur, regarda autour de lui avec ses petits yeux noirs pleins de malice, puis, passant derrière l’enfant, il alla s’attabler à côté du plus jeune, qui semblait lui inspirer plus de confiance, et se remit à boire.

— Une véritable idylle ! fit le comte.

Il ne cachait pas le plaisir qu’il goûtait à se voir entouré de ces braves gens, et je subissais moi-même l’influence de ce milieu calme et exempt d’orages ; j’eus à ce moment comme une vision lointaine du vrai bonheur.

Marcella était assise un peu à l’écart ; elle filait et ne paraissait pas faire attention à nous.

— Regarde-la maintenant, me dit le comte. Je ne comprends pas comment j’ai pu comparer un instant cette beauté spiritualisée à la Fornarina ; c’est qu’il faisait déjà nuit. Aujourd’hui elle me rappelle un autre tableau qui exprime admirablement la sublime sainteté d’une nature féminine noble et pure, la Sibylle samienne du Guercino… Mais il est temps de partir.

Il se leva, embrassa sa vieille nourrice, serra la main d’abord aux deux paysans, puis à Eve et à Lise, caressa les enfans, et alors seulement il s’approcha de Marcella.

— Adieu ! lui dit-il.

— Que Dieu vous accorde tout bonheur ! répondit-elle, ses yeux tranquilles fixés sur les siens.

— Et qu’il te conserve telle que tu es ! répliqua le comte en déposant un baiser sur son front. — Elle tressaillit au contact de ses lèvres, mais elle le laissa faire. — Bonne nuit !

— Bonne nuit ! et portez-vous bien.

Nous traversâmes le village en silence jusqu’à la lisière de la forêt. Là le comte s’assit, et ses yeux cherchèrent le vieux toit de chaume sous lequel Marcella était née, et où s’écoulait sa vie si