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REVUE DES DEUX MONDES.

« — Si, je le sais. Je le sais depuis longtemps ; c’est toi qui ne voulais pas le savoir.

« — Je l’ai senti, dit-elle sans lever les yeux, je l’ai bien senti dès la première heure, mais je ne me comprenais pas moi-même. C’était souvent comme de la colère et de la haine contre vous, puis d’autres fois j’avais le cœur si gros ; mais le soir où vous avez répondu à mon père, ç’a été comme si on me retournait le cœur,… j’aurais volontiers crié : Vous avez raison ! et j’aurais voulu vous aider à installer les machines et à poser les rails, et je sus tout à coup que je vous aimais, que je ne pouvais plus vivre sans vous… C’est pour cela que je me suis sauvée dans les champs en pleurant à chaudes larmes.

« Ah ! que n’étais-tu là quand j’ai parlé aux vieilles gens ! Le père Tchornochenko s’essuya les yeux avec sa manche pendant que les larmes lui coulaient dans sa moustache grise, et dame Hania ne cessait de crier : — Mon Dieu ! mon Dieu ! j’ai donc assez vécu pour voir cette chose, mes enfans, mes chers enfans !

« Dimanche prochain, on doit publier les bans à l’église de Zolobad, et dans trois semaines la noce !

« Ton frère, Alexandre. »


« Lesno, le 12 novembre 1857.

« Mon cher ami, Marcella est ma femme, — et quelle femme ! Je ne puis te dire comme elle a été belle et touchante dans son costume de fiancée. Après la bénédiction nuptiale devant l’autel, elle se retourna vers la foule qui remplissait la petite église de bois, et, les yeux brillans de larmes, elle leur dit : — Bénissez-moi tous ! — Et tous l’ont bénie.

« Pardonne-moi ! je suis trop heureux pour t’écrire longuement.

« Ton Alexandre. »


Au-dessous, en lettres tracées par une main novice et inclinées comme des gerbes, il y avait ces mots :

« Je vous salue de tout cœur. « Marcella, »


« Lesno, 21 avril 1858.

« Tu as raison, mon ami, la rareté de mes lettres est de bon augure ; plus on est heureux et moins on en parle. Le papier surtout a quelque chose de franchement indiscret qui effarouche les sentimens vrais. Aussi je ne te parle pas : je me contente de te prendre par la main à l’heure du crépuscule pour te conduire à travers le parc jusqu’à l’épais buisson de roses blanches au bas du perron, où tu pourras entendre et voir sans être vu.

« Voici Marcella dans sa robe blanche ; ses beaux cheveux sont