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des loups pris de rage les malheureux habitans de Vézelay, lorsqu’abandonnés par le comte Guillaume ils furent obligés de s’enfuir au retour de l’abbé Pons de Montboissier. Bien avisés ceux qui emportèrent quelques provisions pour passer ces jours d’épouvante, car je doute qu’ils eussent pu trouver dans ce désert quoi que ce soit pour apaiser leur faim. Quant à leur sécurité de proscrits, il est évident qu’elle était complète dans de telles gorges et parmi les fourrés qui les avoisinent. Enfin, après avoir cheminé à travers cette campagne à physionomie peu rassurante pendant une heure et demie environ, et au moment où l’on désespère d’en sortir jamais, on aperçoit quelque chose qui brille comme de l’argent sur une vaste étendue d’une belle couleur verte. Ce quelque chose qui brille, c’est la Cure aux claires eaux, qui annonce l’approche de Vézelay. Une montagne d’aspect imposant se présente bientôt, et tout au sommet de sa crête la superbe église de La Madeleine se dresse altière, impérieuse, presque menaçante, toute semblable à un château-fort féodal. Cette apparence n’est point trompeuse, car ce fut en toute vérité une église féodale, une des plus féodales de toute la chrétienté.

Elle le fut de toutes les manières, et d’abord par cette situation même que nous venons de décrire en partie. Nous avons vu bon nombre d’abbayes célèbres, et quelques-unes placées dans des sites pittoresques et sauvages dont les approches auraient pu au besoin être défendues facilement, mais aucune ne fut jamais perchée sur une pareille éminence. C’est un spectacle admirable d’ailleurs qu’on ne peut mieux comparer qu’au spectacle que dut présenter l’arche de Noé quand elle s’arrêta sur la pointe du mont Ararat, et je me plais à croire que quelque prédicateur du moyen âge aura trouvé avant moi pour son église cette comparaison, tant elle s’impose aisément à l’imagination. Par exemple le jour où les habitans fugitifs de Vézelay envoyèrent des messagers de paix à l’abbé Pons, quelque moine lettré aurait pu facilement comparer ce message à la colombe de l’arche, dire que c’était signe que les eaux du déluge s’étaient retirées, qu’on avait pied partout sur la terre ferme; cette réminiscence biblique n’aurait été que l’expression très vraie du spectacle qu’avait nécessairement présenté ce grand vaisseau de pierre, battu, entouré et parfois submergé pendant de si longs mois par les flots du déluge populaire. Je suis très porté à penser que le choix de cette situation singulière a exercé une influence décisive sur les destinées de Vézelay, et que l’histoire de cette ville aurait été tout autre, si l’abbaye dont elle dépendait, au lieu de grimper au sommet de la montagne, eût continué à se dresser dans la plaine, où elle fut d’abord construite. Nul doute que cette situation escarpée n’ait fait sentir aux abbés de Vézelay l’orgueil de la souveraineté avec