Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doute le tempérament du peuple y doit être pour quelque chose ; toutefois je croirais volontiers qu’il en faut plutôt chercher la cause dans la sagesse des abbés de Cluny pendant les trois premiers siècles. Avant même le début du mouvement communal, le bon saint Hugues avait accordé pleines franchises aux habitans de Cluny ; ils n’avaient donc aucune raison de seconder l’ambition des comtes de Châlon et de Mâcon, comme les habitans de Vézelay secondèrent celle des comtes de Nevers.

La grande force de Cluny, c’est qu’elle fut pendant les premiers siècles gouverneur par des saints, c’est-à-dire par de grands hommes, saint étant alors le nom qu’on donnait à tout homme dont les vertus et les pensées excédaient la mesure de l’humanité, et qui rapportait toutes ses préoccupations aux intérêts de l’ordre moral, saint Odon, saint Mayeul, saint Odilon, saint Hugues ; c’est là qu’il faut chercher le secret de cette fortune extraordinaire. Nous venons de voir ce que fut saint Hugues et de quelle cause il fut le champion. Les autres sont restés plus obscurs, et leur tâche fut plus modeste ; mais, à la distance où nous sommes d’eux, il est encore facile, pour peu qu’on fixe sur eux son attention, de reconnaître de vrais grands hommes. Il n’est pas très difficile de comprendre par exemple que saint Mayeul, dont nous avons rencontré le souvenir encore vivant à Souvigny, en Bourbonnais, fut le véritable régulateur de l’abbaye, celui qui institua sa discipline, forma les cadres de ses milices et les arma pour les combats futurs. Quant à saint Odilon, cinquième abbé, outre beaucoup d’autres œuvres aujourd’hui périmées, il en a fait deux d’extrême importance, l’une qui a été un bienfait inestimable pour les peuples du moyen âge, l’autre qui s’est continuée jusqu’à nos jours, qui est encore mêlée à notre vie morale, et qui nous survivra à nous et à notre postérité. Il fut l’un des inspirateurs les plus actifs de cette trêve de Dieu qui mettait un temps d’arrêt périodique aux guerres féodales, et c’est de l’une de ses saintes pensées qu’est sortie l’institution de la fête des morts, qui est restée en tout pays si justement populaire. Il faut bien se dire qu’en politique toute fortune durable est toujours méitée, et que les fortunes imméritées sont des surprises qui n’ont jamais longue existence. Cluny ne fait pas exception à cette loi générale de l’histoire.

Si les grandes choses persistent longtemps, il s’en faut qu’elles aient une égale importance à toutes leurs périodes, et c’est véritablement une consolation pour les hommes de bien que de voir à quel point une œuvre peut survivre à sa mission et durer par la seule force des vertus qui l’ont fondée. Longue est donc la vie des institutions, mais courte celle de leur épanouissement et