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d’Henri III, à renoncer à la tiare qu’il devait à l’influence de son patron. Saint Hugues était le supérieur et l’ami d’Hildebrand, il avait reçu les confidences de son âme, il savait les secrets de sa nature énergique ; est-il bien difficile de supposer qu’à son tour il lui souffla une partie de son esprit, et que, l’ayant choisi dans le silence de ses pensées comme l’homme qui était seul capable de réaliser une telle conception, il le prépara par ses conseils au rôle qu’il devait remplir? A Grégoire VII la gloire de l’action, l’autorité extérieure; à lui, saint Hugues, la gloire plus modeste de l’inspiration cachée, l’autorité intime du conseil : il n’est pas impossible que les rôles aient été ainsi partagés. Toujours est-il qu’on aperçoit l’abbé de Cluny activement mêlé à la lutte dès qu’elle fut engagée, comme médiateur il est vrai; mais ce rôle de conciliation lui était en quelque sorte imposé devant le monde par sa double qualité d’ami de Grégoire VII et de propre parrain de l’empereur Henri IV. Et quelle conciliation d’ailleurs que celle qui consistait à décider le pape à consentir à l’entrevue de Canossa et à recevoir Henri en chemise sous l’air froid et les pieds nus dans la neige! Les abbés, successeurs de saint Hugues, suivirent la nième politique, et, si le début de cette lutte nous montre Cluny dans l’immensité de sa puissance, la fin nous le présente dans tout l’éclat de sa magnificence et de sa richesse. Lorsqu’au milieu du XIIIe siècle Innocent IV, ce violent Fieschi, que nous avons déjà rencontré si souvent dans nos excursions, vint présider à Lyon le concile qui devait porter le coup de mort à la mission de Hohenstauffen, il fit séjour à Cluny pour y avoir une entrevue avec notre roi saint Louis. Or on peut se faire une idée de la grandeur de l’abbaye, si l’on sait qu’elle logea dans ses bâtimens, sans avoir besoin de déplacer le moindre de ses moines, le pape et sa suite, le roi et sa cour, l’empereur de Constantinople, le roi d’Aragon, le roi de Castille, tous avec leurs suites, et pour complément l’évêque de Sens avec sa maison. Ainsi cette querelle du sacerdoce et de l’empire, qui constitue tout le moyen âge, c’est Cluny qui l’a ouverte et fermée.

Occupée de ces hautes ambitions et de ces nobles intérêts, Cluny n’eut donc pas de temps pour les ambitions terre à terre. Riche et puissante comme elle l’était, elle devait cependant exciter les mêmes convoitises et les mêmes envies que nous avons vu Vézelay exciter chez les comtes de Nevers. Aussi voit-on fréquemment des attaques violentes dirigées contre l’abbaye, soit par les comtes de Mâcon, soit par les comtes de Châlon; mais ces attaques, ne rencontrant pas le moindre écho dans les vassaux des abbés, s’éteignent aussi vite qu’elles sont nées et restent sans résultat. Est-ce à la douceur du peuple de Cluny qu’il faut faire honneur de cette sécurité? Sans