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correcte et une facilité brillante, combien d’obscurités, de lourdeurs de pensée et de forme se continuant dans des séries entières de chapitres indigestes ! Sauf dans quelques articles de journaux où il est toujours clair, jamais Proudhon n’a été un écrivain populaire, et il n’est pas à croire que jamais il le devienne. Il n’est réellement intéressant, entraînant, que quand il reste dans son rôle de pamphlétaire et de critique ; pour tout lire, il faut être un adepte ou un de ces adversaires attentifs qui lisent en conscience les ouvrages qu’ils contredisent et réfutent autrement que sur fragmens isolés.

On peut juger de son goût littéraire par quelques passages de sa correspondance. Il manifeste contre la littérature de notre temps une antipathie qu’il ne fera plus tard que motiver plus fortement dans un travail spécial sur l’art et dans des considérations mêlées à ses œuvres. Dès 1841, il nous juge malades, très malades, littérairement et moralement ; nous mêlons à dessein ces deux choses que lui déjà enveloppe dans une même appréciation, et dont il entrevoit les secrets rapports. Il écrit à M. Bergmann le 24 avril 1841 : « La jeunesse est épicurienne et immorale, toute la nation insouciante et lâche, j’ignore vraiment ce qui en arrivera. Un ouragan passera-t-il encore sur la France ? Je ne sais, mais je ne le souhaite pas. » Et le 16 mai de la même année : « La littérature ne produit plus rien : la France dégringole à tire-d’aile. Plus de vertu, plus d’esprit public ! Il y en a peut-être encore pour bien des années. J’en souffre et j’en pleure. »

La vie humble et presque misérable de Proudhon à ce moment (1841) fait un singulier contraste avec l’espèce de renommée dont il commençait à être entouré dans un public plus restreint qu’il ne l’eût désiré. Il en était réduit à se charger des plus modestes besognes. Un juge qui désirait se faire un nom comme auteur et arriver à la députation se l’attacha, c’est-à-dire s’assura sa collaboration pour les recherches et pour la rédaction de certaines parties de son œuvre, moyennant une somme annuelle de 1,800 francs. Il s’agissait d’un ouvrage sur le droit criminel. Le brave juge voulait bien un peu de paradoxe, mais pas trop. Proudhon mettait une véritable malice à introduire dans son travail dès propositions terribles, mais cela en douceur, en les dissimulant habilement à son collaborateur lui-même, et il riait sous cape. Tout examen fait de son ouvrage, cet excellent homme, qui n’était pas un grand radical, renonça à le publier, et Proudhon n’eut pas la satisfaction de voir l’effet stupéfiant de la publication, dont il se réjouissait à l’avance. — Que le procédé ne fût pas précisément des plus délicats envers un homme qui se confiait à lui trop naïvement et dont il recevait un salaire, ou que ce fût là seulement, comme l’insinue son