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de Besançon pour Paris uniquement pour voir son ami M. Bergmann, causer à fond sur ce qui lui tient au cœur, et, faute d’argent, il fait le voyage à pied. « C’est pour toi, lui écrit-il, que je pars un mois plus tôt que je n’eusse voulu, c’est pour toi que je vais me briser les jambes. » Il a besoin, dit-il, de causeries et aussi de conseils, — et il fait ses quatre-vingts lieues en six jours.

Revenu à Paris, il s’occupa d’un second travail sur la propriété. On lui recommandait d’être moins agressif et brutal dans la forme, et il répondait à ses amis qu’il ferait de son mieux. Ses lettres à ce moment nous le montrent persévérant de plus en plus dans cette idée, que les misères de l’humanité dépendent d’une erreur de compte, d’une mauvaise comptabilité. Cette erreur de compte repose sur l’inégalité de répartition d’après l’inégalité des facultés, sur l’appropriation du produit collectif par un seul individu : pure question d’arithmétique sociale. Aussi se propose-t-il de réparer le vice d’exposition de son premier mémoire en commençant au lieu de finir par la détermination morale de l’idée du juste. Il suivait en cela le conseil que lui donnait un de ses correspondans. A partir de ce moment, il s’occupe plus spécialement de philosophie ; il étudie Kant. Il voudrait, écrit-il, « travailler à une métaphysique nouvelle, » mais la question sociale lui offre « une si riche matière à traiter qu’il ne peut renoncer à un sujet où il voit l’occasion de déployer toutes les ressources du style et toutes les forces de l’éloquence. » Aveu précieux à recueillir ; il a beau mépriser les hommes de lettres, lui-même en est un. Il vise à la renommée littéraire. Ce talent d’écrivain se forma du reste assez vite ; il devait éclater surtout dans la polémique. « Proudhon, dit M. Sainte-Beuve, a de lui-même une bonne langue, forte et saine, puisée aux meilleures sources ; il sait bien le latin ; il écrit avec analogie et propriété dans le sens direct de l’étymologie et de la racine. Toutes ses acceptions de mots sont exactes et justes. Il est peu original quand il veut faire de l’éloquence proprement dite et des apostrophes ou allocutions à la Jean-Jacques, mais dans le corps-à-corps de la lutte et de la polémique il a des expressions trouvées et de la plus neuve vigueur… Sa familiarité première avec la Bible, qui a été son principal livre classique, lui suggère plus qu’à aucun autre écrivain laïque de notre pays, où on lit si peu la Bible, des allusions, des images fréquentes, qu’il applique à notre temps en toute énergie et franchise. » Ce jugement s’applique aux écrits antérieurs à 1848 ; mais pourquoi ne pas ajouter, ce qui ne serait que vrai rigoureusement, qu’il n’est pas un seul des ouvrages du célèbre socialiste qui supporte la lecture d’un bout à l’autre ? Si on rencontre de belles pages, quelquefois des chapitres entiers écrits avec une verve