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avec lui dès l’enfance. Cette situation lui permettait de venir souvent à Paris, où MM. Gauthier lui confiaient des affaires. Il en profitait pour ses études et ses relations, et préparait son ouvrage capital des Contradictions économiques, qu’il devait publier en octobre 1846. Il était déjà depuis trois ans en rapport avec plusieurs groupes de savans et avec quelques amis nouveaux qu’il s’était faits. Il eut aussi ses amis socialistes, ayant couleur de disciples, tels que MM. Darimon, Chaudey, Duchêne, Langlois et d’autres. Il fit enfin la connaissance des économistes ses adversaires et que dans une lettre il appelle « de bons garçons, hommes instruits, de bon sens, de bon goût, avec lesquels il y a plaisir à se rencontrer. » Ces douceurs ne devaient pas se soutenir pourtant, et quoiqu’il ait assisté au dîner où se réunissent les économistes, qu’il y ait été traité en confrère plus qu’en adversaire, il devait se retourner bientôt après contre la « secte, » comme il l’appelle, avec force coups de boutoir. Quand viendront les temps de lutte, il ne reculera pas toujours devant l’injure.

Les relations allemandes de Proudhon à Paris, celles qu’il eut avec Charles Grun en 1844, sont connues[1]. L’influence de Hegel et de sa méthode lui arriva par le jeune Allemand, à la fois son admirateur enthousiaste et son initiateur ; elle allait être sensible, jusqu’à un certain point, dans son prochain livre, le Système des contradictions économiques. Il avoue dans une lettre qu’il n’avait jamais lu Hegel, et on pouvait s’en douter. Tout ce qu’il apprit de la philosophie allemande, on le devine, se réduit, avec l’idée des antinomies qu’il avait puisée plus directement dans la lecture de Kant, à ce jeu de la thèse et de l’antithèse, qu’il applique à sa manière. C’est cette espèce de jeu contradictoire qui devait faire de ce livre un perpétuel plaidoyer pour et contre toutes les propositions de la science économique relativement à la division du travail, aux machines, au commerce, à l’impôt, au crédit, etc. En somme, cette influence hégélienne, toute de seconde main, d’autant plus que Grün paraît lui avoir fait connaître plus encore les disciples de Hegel, comme Feuerbach, que Hegel lui-même, laisse en bien et en mal subsister la part d’originalité qu’on peut attribuer à M. Proudhon ; il n’y a guère pris qu’un certain arrangement de ses idées, des cadres, et comme une sophistique qu’il transforme singulièrement. Il avait beau s’écrier que pour lui l’économie politique n’est que « la métaphysique en action, » le second titre même de son livre, Philosophie de la misère, atteste combien ses tendances

  1. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1848 l’intéressante étude de M. Saint-René Taillandier.