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l’admiration des visiteurs. Mme de Chateaubriand, personne d’un esprit distingué et d’un noble caractère, mais inégal et fantasque, venait quelquefois le soir chez Mme Récamier, comme pour protester de temps en temps contre le peu de place que tenait le mariage dans le cœur et dans la vie de l’homme éminent qui avait cherché et trouvé, dans le panégyrique des mœurs et des lettres chrétiennes, sa première gloire. Elle mourut en février 1847, et peu de mois après sa mort M. de Chateaubriand demanda à M"10 Récamier de l’épouser. « Il mit dans l’expression de son désir, dit Mme Lenormant, une insistance qui toucha profondément Mme Récamier, mais elle fut inébranlable dans son refus. » — « Un mariage, pourquoi ? à quoi bon ? disait-elle ; à nos âges, quelle convenance peut s’opposer aux soins que je vous rends ? Si la solitude vous est une tristesse, je suis toute prête à m’établir dans la même maison que vous. Le monde, j’en suis certaine, rend justice à la pureté de notre liaison ; on m’approuvera de tout ce qui me rendrait plus facile la lâche d’entourer votre vieillesse de bonheur, de repos, de tendresse. Si nous étions plus jeunes, je n’hésiterais pas, j’accepterais avec joie le droit de vous consacrer ma vie ; ce droit, les années, la cécité[1], me l’ont donné ; ne changeons rien à une affection parfaite. »

Mme Récamier avait raison. Non-seulement il y avait pour elle plus de dignité à conserver le nom modeste sous lequel elle avait vécu qu’à prendre celui de vicomtesse de Chateaubriand ; mais, dans l’intérêt même de son intimité avec M. de Chateaubriand, il lui convenait à elle de garder envers lui l’indépendance de sa position en même temps qu’elle lui témoignait un entier dévoûment. Une personne, peut-être la personne qui a le mieux connu et le mieux compris le caractère et la relation des deux intéressés, la comtesse de Boigne écrivait, il y a treize ans, à Mme Lenormant, qui lui avait donné à lire les lettres de M. de Chateaubrhnd à Mme Récamier : « J’en suis à la correspondance de Londres. Si j’osais vous dire toute ma pensée, c’est que tout bonnement elle m’est odieuse ; cette vanité intolérante, cette ambition effrénée voulant sans cesse exploiter la tendresse de cette pauvre femme au profit d’intrigues auxquelles elle répugnait si visiblement, et qu’il lui soldait en deux petits mots de cajolerie et une aspiration à cette petite cellule si évidemment destinée à servir de passage à des salons dorés, tout cela a réveillé en moi l’indignation que j’avais si souvent sentie. Il fallait que la fascination exercée sur Mme Récamier fût bien profonde pour qu’avec la perspicacité d’un esprit si distingué elle ne fût pas révoltée de ce manège. Elle l’était bien quelquefois, mais cela ne durait pas ; je me souviens qu’un jour où je me permettais de lui exprimer mon étonnement d’un attachement si mal récompensé, elle me dit :

  1. Elle était devenue à peu près aveugle.