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grandes fêtes, se suivent de si près qu’elles vont presque jusqu’à se confondre. Ils marchent en ordre, conduits par leurs chefs spirituels. Les 9/10es sont des femmes, et 95 sur 100 sont à pied. On y voit des dévots de plusieurs sortes, les uns couverts de cendre, d’autres presque nus ; quelques-uns ont les cheveux nattés teints en jaune, d’autres ont le front rayé de rouge et de blanc, un collier autour du cou et un fort bâton dans la main. Çà et là, des voitures couvertes, traînées par les grands buffles de l’Inde supérieure ou par la race plus petite du Bengale, roulent lentement en faisant craquer leurs roues de bois. Celles des provinces du nord, comme le veut la loi musulmane, sont strictement fermées et cachent les femmes à tous les yeux. Les Bengalaises au contraire font du pèlerinage un plaisir, et regardent curieusement ce qui se passe au dehors. Ici, c’est une dame de quelque village des environs de Dehli, qui, vêtue d’une robe voyante, trotte sur son poney, suivie de son mari et d’une servante qui porte dans un panier de l’eau du Gange. Plus loin, c’est une suite de palanquins renfermant un banquier de Calcutta avec ses femmes, et dont les nombreux porteurs font entendre dans la nuit un chant monotone. Le plus beau cortège est celui d’un rajah du nord avec sa caravane d’éléphans, de chameaux, de chevaux, d’hommes d’épée, dans sa chaise à porteurs, au milieu de la confusion et du bruit dans lesquels se complaît toute royauté indienne. Cette grande armée spirituelle, qui s’avance pendant des centaines et des milliers de kilomètres sur les routes brûlantes, traversant des rivières sans ponts, passant dans les jungles et les marais, se recrute aussi régulièrement qu’une armée ordinaire. Des émissaires spéciaux, attachés au temple au nombre de 3,000, vont dans les provinces faire la chasse aux pèlerins, en prêchant la croisade contre le péché. Chacun d’eux conduit sa troupe, et reçoit des émolumens en proportion au nombre des fidèles qu’il amène à Puri.

L’arrivée d’un racoleur de pèlerins est un événement dans la vie monotone d’un village indien. On ne peut s’y méprendre ; sa tête à moitié chauve, sa tunique d’une étoffe grossière, sa coiffure sur les oreilles, son sac sur le dos, la feuille narcotique qu’il mâche en marchant, dénotent à tous un envoyé de Jagannath. Il ne fait pas d’exhortations publiques, mais attend que les hommes soient aux champs pour aller trouver les femmes, dont il cherche à frapper l’esprit en faisant appel tantôt à la crainte, tantôt à l’espérance. Il n’a pas de peine à se faire écouter, car les femmes âgées désirent toutes, et depuis longtemps, voir face à face le dieu qui remet les péchés, leur ambition est de laisser leurs os dans l’enceinte du temple ; des motifs plus mondains agissent sur les plus jeunes, qui