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années peut expliquer aussi qu’il ait été si attaché à la religion de son pays : alors, comme aujourd’hui, on lui restait plus fidèle aux champs qu’à la ville. Comme elle y avait pris naissance, et qu’elle n’était à l’origine qu’une façon d’interpréter les phénomènes naturels, il semble qu’on devait en garder mieux l’intelligence quand on restait en contact avec la nature, et c’est une des raisons pour lesquelles les campagnes, qui avaient été son berceau, furent aussi son dernier asile.

Ces premières impressions de Virgile furent profondes, et il était dans sa nature de ne les oublier jamais. Ce n’était pas une de ces âmes heureuses qui se trouvent à l’aise dans la vie, qui, séduites chaque jour par des plaisirs nouveaux, risquent d’oublier vite les anciens souvenirs. Son existence fut en somme facile et douce. Il semble n’avoir éprouvé qu’une fois un malheur sérieux : il fut chassé de ce petit champ qu’il aimait tant, et faillit perdre la vie en le défendant contre le soldat qui voulait le lui prendre ; mais ce malheur fut vite réparé, et il ne suffit pas pour expliquer cette tristesse, qui ne cessa de s’accroître avec les années, à mesure que cet incident de sa jeunesse s’éloignait de lui. Il était riche : la libéralité de ses protecteurs lui avait donné à peu près 10 millions de sesterces (2 millions de francs) ; il possédait une maison à Rome, sur l’Esquilin, une villa à Nole, en Campanie, une autre en Sicile. Il était entouré d’amis dévoués. Sa gloire n’était contestée que par quelques poètes jaloux ou quelques grammairiens médisans, tous les gens de goût admiraient ses vers ; ils étaient enseignés de son vivant dans les écoles, et un jour qu’il entrait au théâtre le peuple se leva pour le saluer, comme il faisait à l’arrivée d’Auguste. Sa tristesse n’était donc pas de celles qui tiennent à des événemens malheureux, et que d’autres événemens peuvent guérir ? c’était une de ces maladies que l’âme apporte en naissant, qui, n’ayant pas de cause apparente, ne peuvent guère avoir de remède. Comme elle lui faisait trouver toujours quelque amertume dans tous les agrémens que la vie lui offrait, elle lui rendait les souvenirs du passé plus précieux et le ramenait ainsi aux impressions religieuses de sa jeunesse.

Telles étaient ses dispositions lorsqu’à trente ans le succès des Bucoliques sembla devoir le fixer à Rome ; mais il ne paraît pas que les plaisirs de la grande ville l’aient beaucoup changé. Ses biographes nous disent qu’il ne put jamais s’habituer à y demeurer. Il s’en éloignait volontiers, non pas seulement, comme Horace, pour fuir les importuns ou les sots et s’appartenir à lui-même, mais pour jouir de la paix des champs et des beautés de la nature. Quand il était forcé de rester à Rome et de fréquenter ces illustres amis que son talent lui avait faits, il semblait un étranger dans leurs