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grand, plus honorable que de venir consoler un administrateur romain abandonné par une comédienne qu’il aimait. On sent pourtant, dès les Bucoliques, que Virgile ne s’en tiendra pas à cette poésie de bergers. Tantôt il éprouve la tentation de chanter la nature, comme Lucrèce ; tantôt il cède, en pleine pastorale, au plaisir de célébrer les guerriers et les combats, et il faut qu’Apollon lui tire l’oreille pour le rappeler à ses moutons. Évidemment le cadre des églogues est trop étroit pour son génie, et il en sort de tous les côtés. Mécène le mit à l’aise en lui demandant d’écrire les Géorgiques. « Sans toi, lui disait le poète, l’âme n’entreprend rien de grand. » Virgile tendait au grand de lui-même, mais ce n’était peut-être qu’un instinct confus : l’insistance de son illustre protecteur l’aida à reconnaître sa vocation véritable, et lui donna des forces pour la suivre.

Mécène était l’un des ministres d’Auguste, son confident le plus intime. C’est lui, si l’on en croit Dion, qui lui inspira ses réformes. Il est sûr au moins qu’il connaissait ses projets et qu’il travailla autant qu’il put à leur succès. Ce voluptueux, cet efféminé, ne pouvait s’empêcher, comme le paysan Varron, de regretter amèrement la dépopulation des campagnes. Il avait vu, lui aussi, avec la plus vive peine « les pères de famille se glisser dans les villes, laissant la faux et la charrue, et ces mains qui cultivaient le froment, et la vigne ne plus s’agiter que pour applaudir au théâtre et au cirque. » Il savait tous les dangers qui en résultaient : la campagne donnait à l’empire de vigoureux soldats, la ville ne formait que des oisifs et des débauchés qu’il fallait nourrir. En réveillant dans les cœurs le goût de la vie champêtre, on voulait essayer de refaire ces vaillantes générations par lesquelles Rome était devenue « la merveille de l’univers. » Le patriotisme est donc au fond des Géorgiques, la religion aussi : les campagnes ont toujours nourri et entretenu le sentiment religieux ; il est partout dans l’œuvre de Virgile. Le poète n’a pas précisément pour dessein de dépeindre les délices de la vie rustique ; il la décrit comme elle est, il la montre rude et laborieuse. L’humanité lui semble, aux champs autant qu’ailleurs, misérable et souffrante (mortales œgriy miseri), et il nous fait des tableaux assez tristes de sa condition ; mais cette tristesse ne ressemble pas au désespoir amer de Lucrèce. Elle n’est pas de celles qui ne peuvent se consoler que par les perspectives du néant, qui trouvent un charme divin à songer que les cieux sont déserts, que le monde doit périr, que l’homme disparaît tout entier, que son existence n’est qu’un point dans le vide, et qu’il n’y a dans toute la nature que la mort qui soit immortelle. C’est une tristesse plus douce, et qui cherche à être soulagée. Il sait que la vie est pénible, « et que les jours les plus heureux sont ceux qui