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le but, en quelque sorte du premier jet, et sans jamais le dépasser. Sont-ils donc parfaits ? Oh ! non. Il leur manque quelque chose d’essentiel, même dans les travaux publics : l’art est absent de leurs œuvres ; le sentiment du goût leur fait défaut. Hélas ! il manque de plus aux hommes les plus entreprenans de cette riche nation une qualité qui prime toutes les autres, la moralité. Les scandales déplorables qui se déroulent en ce moment, à New-York devant un comité d’enquête du congrès, à Paris devant le tribunal correctionnel, ce sont des entreprises de chemins de fer qui en font les frais. Que l’on ne se hâte pas cependant d’en conclure que le pays où de tels délits se commettent en plein jour soit totalement gangrené ; la corruption s’affiche avec d’autant plus d’éclat qu’elle est plus superficielle et moins profonde.

Sous des apparences rudes et quelquefois répugnantes, la société américaine donne à l’Europe un noble exemple, celui du travail à outrance. M. Malézieux l’a fort bien dit en peu de mots : « Le désir de s’enrichir, non par l’épargne, mais par le travail et la lutte, est un trait distinctif de cette race, une passion dominante, universelle, enracinée au point de survivre parfois à la réalisation des plus fantastiques espérances. Dans cette population, qui depuis plus d’un siècle double en moins de trente ans, tout le monde sans exception travaille, chacun veut améliorer la condition que le sort lui a faite, et y emploie jusqu’à son dernier souffle de vie. » Un Américain ne comprend pas le manque d’amour-propre d’un homme qui, au lieu d’aspirer à une situation meilleure, se trouve satisfait de suivre la voie tracée par son père ou par son grand-père. Franklin a été prophète en son pays, lui qui répétait à ses concitoyens : « Si quelqu’un vous dit que vous pouvez vous enrichir autrement que par le travail et l’économie, ne l’écoutez point, c’est un imposteur. » Mais enfin le travail dont il s’agit dans tout ceci, c’est un travail utile, productif de richesses. Là est le grand point : peu de recherches théoriques, pas d’études contemplatives ; rien pour l’art désintéressé, rien pour la science pure. Mettre en valeur les richesses inconnues de cet immense continent, voilà le but que chaque citoyen poursuit avec une inflexible conviction. A dire vrai, ceci ne nous déplaît pas, car nous savons bien qu’au sein de cette vie laborieuse les nobles sentimens se développent plus vite, et se conservent mieux que dans l’existence engourdie de certains peuples européens.


H. BLERZY.