Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/653

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

politique aux récens événemens, il les avait observés de près. Je lis aujourd’hui son nom parmi les secrétaires de l’ambassade que le Japon vient d’envoyer en Europe ; à cette époque, Chioda continuait à exercer près de notre légation ses modestes fonctions. Je renouai avec lui d’anciennes relations, et passai de longues heures dans sa maison du quartier de Bentem, où loge le public officiel japonais de Yokohama. Ses conversations, éclairées de faits puisés à d’autres sources, me donnèrent peu à peu le fil dont j’avais besoin pour me guider. Un jour, en remontant à l’origine de la dynastie des Tokoungawa, celle des taïcouns, dont le dernier venait de tomber, j’essayais en vain avec mon interlocuteur de débrouiller les lois si obscures de la succession dans cette famille, lois compliquées encore par la coutume de l’adoption japonaise. De guerre lasse, j’abandonnai pour ce jour-là ma poursuite, et ouvris un rouleau de gravures que je venais d’acheter dans le quartier indigène. Ces gravures, imprimées en couleur et dans le style de nos images d’Épinal, représentaient généralement des épisodes du moyen âge japonais ; j’en apportais quelquefois à nos conférences, et Chioda m’en donnait le sens. C’étaient des épisodes de batailles, des vues de cortèges, des scènes d’intérieur de palais ; les guerres des Guengi et des Héké au XIIe siècle, les hauts faits du héros Yashitzoné, les chasses royales du chiogoun[1] Yoritomo dans les montagnes d’Haconé. Mon acquisition du jour se composait de douze dessins finement exécutés sur un papier gaufré, d’apparence singulière, imitant par son grain et sa souplesse le crêpe de soie ; le grenu de sa surface faisait ressortir, comme ce papier qu’emploient les aquarellistes, l’éclat et la délicatesse des couleurs. Le marchand avait insisté pour me vendre la collection complète, m’expliquant, dans le patois cosmopolite en usage à Yokohama, qu’elle représentait une même série d’aventures. Chioda y jeta les yeux. — Vous avez là, me dit-il aussitôt, différentes scènes du drame des Quarante-sept lonines, un des plus populaires et des plus fréquemment joués sur nos théâtres. Les événemens qui en ont fourni la matière se sont passés à Yeddo, il y a cent cinquante ans environ ; en les transportant sur la scène, les auteurs du drame ont complété le récit au moyen de quelques intrigues accessoires ; de plus, par déférence pour plusieurs familles encore vivantes dont les noms s’y trouvent mêlés, ils ont dû supposer que les faits se passaient quelques siècles auparavant. — J’avais en effet maintes fois rencontré dans les albums, chez les marchands de romans populaires, dans les grossières images qui

  1. Chiogoun, ancienne appellation des taïcouns ; ce dernier titre ne date que de la dynastie des Tokoungawa.