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tapissent les auberges de village, la reproduction des principales scènes de cette pièce, dont j’avais déjà de la sorte une vague notion : une troupe de guerriers en armures, revêtus de draperies bigarrées de blanc et de noir, jouait un rôle prépondérant dans ces compositions, et leur image me paraissait aussi répandue que peut l’être dans nos campagnes la figure du Juif-Errant. Je priai Chioda de me raconter la pièce. — Je n’ai pas, me répondit-il, les détails présens à la mémoire ; mais revenez dans quelques jours, j’en causerai d’ici là avec ma famille. Les femmes suivent beaucoup le spectacle, et pendant leurs séjours à Yeddo fréquentent assidûment les théâtres. Ces pièces leur sont familières, et je pourrai, grâce à elles, vous donner, au moins sommairement, le texte qui manque à vos gravures.

Je fus fidèle au rendez-vous, et pris des notes pendant que Chioda parlait. Comme je l’avais espéré, ce récit introduisait l’auditeur dans le monde si peu connu de la haute classe japonaise. Des notions acquises pendant deux années de séjour au Japon me permettaient de compléter ce que l’exposition du conteur avait de court ou d’insuffisant. Rentré chez moi, je mis au net les notes que j’avais emportées, et formai le projet d’écrire plus tard une analyse moins sommaire de ce drame, d’essayer de montrer en pleine vie cette féodalité japonaise que l’invasion européenne faisait déjà disparaître, les mœurs de ce monde de l’extrême Orient, à la fois sauvages et raffinées, que nous avons tant de peine à juger sainement avec nos idées. Tel est le but que je me suis proposé dans les pages qui vont suivre.


I

Le premier acte du drame se passe au XIIIe ou XIVe siècle, dans la capitale de Kamakoura. Ceux qui ont visité le Japon connaissent les beaux temples dont la présence sur le bord de la mer, au milieu d’une verte vallée à quelques lieues de Yokohama, indique encore aujourd’hui l’emplacement de la primitive résidence des taïcouns. C’est là que nous nous transportons en imagination. Une animation inusitée règne dans les environs du castel, quartier aristocratique de la ville. Les rues, généralement silencieuses et désertes, voient s’ouvrir successivement les portes massives qui seules interrompent la ligne monotone des longues enceintes. En levant les yeux sur chacune de ces portes, on peut y voir, incrustées dans un cercle en relief, les armoiries du noble propriétaire. Le piquet de garde s’accroupit des deux côtés de l’entrée, et bientôt le cortège