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de mon côté ; arrivé à cinq ou six pas, il ralentissait sa marche, levait la tête comme pour chercher une impression plus accentuée, faisait encore un pas ou deux avec précaution, puis tout à coup, prenant son parti, obliquait vers sa droite et passait rapidement près de moi, en ayant soin de me frôler légèrement pour tâcher de reconnaître qui je pouvais être. La résistance plus ou moins vive de l’air ambiant est l’indication de l’obstacle, mais cet obstacle est d’autant mieux perçu qu’il est plus élevé ; il est presque sans exemple qu’un aveugle se soit heurté contre un objet qui dépasse sa tête ou qui seulement est situé à la hauteur de ses mains, tandis qu’il n’évitera pas un banc, une table, placés au niveau des genoux ou des hanches. On peut faire cette expérience : un enfant vient d’être admis à l’institution ; on le conduit sur le boulevard, le dos tourné à la porte d’entrée, et on lui dit : Va droit devant toi. Il traverse un trottoir, la chaussée, un second trottoir, se trouble, étend la main, s’arrête : il est à un mètre du mur du couvent des Oiseaux. Un aveugle va seul dans Paris, il y fait une longue course, et ne se trompe jamais de chemin. A quoi distingue-t-il si bien sa route ? Au nombre de rues transversales devant lesquelles il doit passer et qui poussent vers lui une nappe d’air qu’il sait parfaitement reconnaître. A l’aide de l’aérographie, il reconstruit, à ne pas s’y tromper, la topographie de la ville.


III

L’institution a la régularité d’un collège : on s’y lève à cinq heures et demie, on s’y couche à neuf ; le temps est divisé entre les classes, les récréations, l’étude de la musique ou l’apprentissage d’un métier. On y est reçu de dix à quatorze ans : plus tôt, l’enfant est trop jeune ; plus tard, il est trop vieux, ses habitudes prises le rendent rebelle à l’enseignement qu’il doit recevoir. L’enfant ne fait pas grand’chose au début ; on lui met aux mains la planchette de zinc, la grille, le poinçon, du papier : c’est une façon de lui « ouvrir les yeux, » de le laisser apprendre à se servir de ces précieux instrumens avant de s’adresser à sa mémoire et à son intelligence. Dans cette méthode d’instruction absolument exceptionnelle, la mémoire doit naturellement jouer le principal rôle, puisque ces pauvres enfans ne peuvent guère retenir que ce qu’on leur dit, et que le nombre de livres imprimés à leur usage est singulièrement restreint[1]. Pour les mathématiques par exemple,

  1. Au 15 mars 1873, l’institution possédait, en livres ponctués à l’usage exclusif des aveugles, 31 ouvrages de religion, de morale, de littérature, de grammaire et d’histoire, 70 ouvrages ou recueils de musique. Ce n’est pas la dixième partie de ce qui serait strictement nécessaire à l’enseignement.