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en promenade, ils aiment bien mieux la longue récréation dans leur préau, dont ils savent les limites et où chaque arbre est une vieille connaissance. Lorsqu’ils sont dehors, même dans leur famille, ils sont mal à l’aise, inquiets, sans sécurité ; le péril est partout, on ne sait par où il peut venir. Et puis pendant longtemps ils se sont crus semblables aux autres hommes ; comment auraient-ils pu imaginer un sens qu’ils n’ont pas, ceux qui sont sortis des ténèbres de la gestation pour entrer dans les ténèbres de la vie ? Le jour où ils ont eu la révélation douloureuse, où ils ont pu se convaincre, par une expérience personnelle, qu’on pouvait se rendre compte de leurs gestes muets sans les toucher, ils ont conçu l’idée qu’ils sont des êtres exceptionnels, et depuis lors ils s’imaginent que chacun les regarde, qu’on se moque de leurs allures, qu’on rit de leur infirmité. Cette pensée, qui est très intense chez les aveugles et qu’il est bien difficile de modifier, leur rend le contact du monde insupportable. A l’institution, ils sont entre eux, entre compatriotes, comme ils disent parfois en plaisantant ; ils la quittent avec appréhension, ils y reviennent avec joie, et les plus heureux sont ceux qui, leurs études terminées, peuvent y rester comme professeurs.

Les natures récalcitrantes et rebelles sont extraordinairement rares ; il s’en rencontre cependant, et récemment l’institution a été mise en émoi par suite d’une petite aventure à laquelle elle n’est point accoutumée. Un aveugle d’une douzaine d’années, venu des enfans assistés, avait pris la maison en déplaisance, rêvait de liberté, et cherchait partout la clé des champs. Il sut grimper sur le toit d’une joliette, attacher une corde au chaperon du mur d’enceinte et se laisser glisser sans accident sur le trottoir de la rue Duroc, — une véritable évasion de prisonnier d’état. Ce jeune drôle avait peur des brigands, et à l’aide d’une corde à violon, d’un demi-cerceau, de quelques baguettes, il s’était fabriqué un arc et des flèches pour pouvoir repousser les attaques à main armée qu’il redoutait. Une fois dans Paris, il s’y promena ; mais l’éveil avait été donné à la préfecture de police, et six heures après sa fuite il était arrêté par des gardiens de la paix, conduit au poste, installé près du poêle, et par ordre supérieur réintégré à l’institution. Il est tout prêt à recommencer, et l’on est obligé de le surveiller d’une façon toute spéciale.

L’institution n’a pas seulement pour but de donner aux aveugles une instruction quelconque ; elle doit aussi les mettre à même d’exercer un métier qui les fasse vivre ; il faut avouer que cela n’est pas aisé, car, s’il est relativement facile de découvrir un état convenable pour un sourd-muet pourvu de deux bons yeux, on se trouve singulièrement empêché en présence d’un homme qui vit dans la