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épisodes, je sentais tout son charme se dissoudre sous les conjectures qu’elle me suggérait. Toute face a son revers, dit le proverbe, et de même que la plus belle femme contient caché enfile en elle un hideux squelette ; cette poésie me semble recouvrir une fort laide réalité. J’en suis fâché pour l’illustre maison de Clèves, mais ce chevalier Hélias, auquel ils aimaient à rapporter leur origine, laisse facilement apercevoir un jeune aventurier de la plus équivoque espèce. De quelle nature est cette protection mystérieuse qui semble l’envelopper, qui lui fait découvrir comme par hasard des armes brillantes dans la solitude des forêts, et ouvre devant lui d’une main invisible les portes des châteaux-forts ? Est-elle diabolique ou providentielle ? La protection est certaine, mais le protecteur reste obstinément invisible. A quelle nature d’être se rapporte-t-il ? est-ce un simple mortel ou un esprit élémentaire, secourable gnôme ou ondine amoureuse ? Si le chevalier demandait à le voir, s’évanouirait-il sans retour comme le lutin familier du chevalier dont parle Froissard, ou bien, comme le page féminin du Diable amoureux de Cazotte, qui se métamorphose en hideux dragon dès que son maître lui a dit : « Cher Béelzebuth, je t’adore, » prendrait-il quelque forme effrayante ? Le nom de cette tutelle mystérieuse est-il bien protection, et ne serait-il pas plutôt domination ? La légende nous le dit en toute transparence : ce jeune chevalier ne s’appartient pas, il s’est lié par quelque pacte secret qui règle ses mouvemens, arrête le plan de ses aventures, en détermine la durée, le pousse vers la fortune ou l’en arrache à son gré. Le poétique rameur ailé de la barque du jeune Hélias n’est évidemment qu’un calembour aussi facile qu’ingénieux, cygne, signe. Nous savons par tous les démonologues quelle est la nature dangereusement capricieuse des esprits élémentaires dont aucune loi ne règle les actions, et dont aucune sagesse n’arrête les mouvemens spontanés : bienfaisans sans charité, durs sans justice, passionnés sans noblesse, ils tuent aussi facilement qu’ils aiment. L’Ondine de La Mothe-Fouqué, qui est toujours prête à noyer son adorateur sous l’eau dont elle lui jette par espièglerie les gouttes au visage, est le type même de ces fantasques protecteurs régis par les phases changeantes de la lune, l’astre des sortilèges. Ce caractère étant connu, la brusque apparition et la non moins brusque disparition du chevalier Hélias s’expliquent fort aisément. Un jour, peut-être dans une phase de tendresse reconnaissante d’où l’égoïsme fut exclu pour un moment, peut-être par un mouvement d’amoureuse pitié pour l’ennui où languissait le jeune homme ou les inquiétudes qu’il avait laissé voir, la protection mystérieuse consentit au bonheur du chevalier selon les voies de la commune humanité. En signe pareil à ces courans