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le porche de l’église. Le ciel avait repris toute sa sérénité ; le soleil brillait sur cette neige perfide, si calme maintenant, et qui, la veille, promenait de la terre au ciel ses vagues impalpables. Miss Blandemere était heureuse de revoir la lumière ; au sortir d’un grand péril, on éprouve cette calme ivresse du convalescent qui renaît à la douceur de vivre. En promenant ses regards sur la campagne déserte, Lucy vit une troupe lointaine de cavaliers qui venaient des montagnes, du côté du nord. Ils avançaient aussi vite que le permettait l’épaisse couche de neige étendue sur le sol. Sêlim-Agha chevauchait à leur tête ; mais Lucy ne le reconnut pas tout d’abord. Il avait quitté les vêtemens turcs qui lui servaient de déguisement lors de son expédition de Mekkio, et il reparaissait sous le brillant costume de guerre de sa nation. Un turban blanc, étroit et haut comme une tiare, remplaçait le fez constantinopolitain ; sa veste bleue étincelait de broderies d’argent, et sur son kilt, semblable à celui des montagnards d’Ecosse, pendait un arsenal compliqué de petits instrumens d’argent ciselé dont les Kurdes se servent pour charger leurs armes à feu. Deux longs pistolets se perdaient dans l’écharpe de cachemire qui lui entourait la taille ; un de ces sabres anciens à lame presque droite, devenus si rares aujourd’hui, était suspendu à son côté par une étroite cordelière de soie rouge à glands d’or. Agile comme un cerf, son cheval turcoman enfonçait à peine dans la neige. Ce Kurde avait une beauté vraiment noble et intelligente ; ses mouvemens décelaient une vigueur nerveuse et souple, la vigueur de ces panthères apprivoisées que la mythologie hellénique donnait pour montures aux compagnons du Bacchus indien. Derrière lui marchaient une trentaine de Kurdes, équipés à peu près de la même manière et armés de longues lances à houppes de soie flottantes. L’étincelante lumière de ce beau jour d’hiver se reflétait sur l’acier poli des sabres et des lances, et se décomposait en petits arcs-en-ciel dans la poussière neigeuse que soulevaient les pieds des chevaux. — Very beautiful indeed ! s’écria Stewart à ce spectacle, en répétant sans y prendre garde la célèbre exclamation du duc de Wellington.

On arracha mistress Morton aux délices de sa chère méridienne ; les préparatifs du départ furent bientôt terminés, et l’on se mit en route pour Abdurrahmanli. Les chemins étaient peuplés comme à l’ordinaire ; les katerdgis, que la tempête avait retenus la veille dans les villages, recommençaient leurs voyages, et les Européens en rencontraient plus d’un accroupi sur les ballots, chantant la lente complainte des cruautés de la belle Dériko. — J’aime l’Arménie, dit Lucy à l’effendi, malgré sa neige et ses longs hivers ; mais vous avez beau dire, elle restera toujours pauvre.