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ressemblent aux tiens, ajouta-t-elle en baisant une des tresses flottantes qui tombaient sur les épaules de miss Blandemere.

Le repas du soir fut somptueux. On y servit un mouton apprêté à la manière du pays, un rôti de forêt, comme l’appellent les gens de l’Anatolie, puis des volailles presque grasses, chose rare en Turquie, des fruits conservés et toute sorte de crèmes. Pendant le dîner, un vieux musicien, qui était à la fois le poète et le sorcier de la tribu, chantait des chansons dans les trois langues des Abdurrahmanli, le kurde, le turc et le persan. Il était aveugle comme Homère, et tenait en main un instrument composé de trois cordes de métal tendues sur une planche de bois. La lyre de ces ménétriers ambulans qui furent les pères de la poésie hellénique ne devait être ni beaucoup plus compliquée, ni beaucoup plus harmonieuse. Quand on quitta la table ou plutôt le large plateau d’étain ciselé qui en tenait lieu, le vieillard déposa près de lui sa guitare, et, prenant un neil, sorte de flûte aux sons doux et mélancoliques, il fit entendre les premières mesures de l’air sur lequel on chante les vers persans de la Douleur de Féridoun[1]. L’agha l’interrompit brusquement, lui dit que c’était assez de musique comme cela, et parut, pendant le reste de la soirée, plus songeur et plus préoccupé que jamais.

La sœur de Sélim conduisit elle-même les deux étrangères dans une maison voisine qui avait été préparée pour les recevoir. — Ma fille restera ici, dit-elle, et passera la nuit auprès de vous. — La chambre à coucher était grande, fort propre, et égayée par la lueur d’un beau feu flambant. Sur le plancher étaient étendus des matelas recouverts d’épaisses couvertures à larges raies de couleur. Mistress Morton, qui tombait de sommeil, se coucha la première. Elle fut satisfaite de la manière dont les Kurdes entendaient les conditions matérielles de l’existence, et déclara que depuis longtemps elle n’avait pas trouvé de si bon lit. Cinq minutes après, elle dormait du plus profond sommeil. Lucy se déshabilla, mais ne parut pas aussi pressée de partir pour le pays des rêves ; elle resta longtemps éveillée, causant avec Frandjik. Elle s’était sentie prise d’une subite affection pour cette petite Kurde, blonde comme elle-même, et en qui elle croyait retrouver une compatriote. L’enfant n’avait pas hérité de la nature impérieuse de sa mère ; elle se montra dès l’abord confiante et affectueuse à l’égard de la belle Anglaise.

Frandjik n’était pas sans quelque ressemblance avec Sélim-Agha ;

  1. Féridoun est le héros légendaire de plusieurs poèmes héroïques persans très anciens. Les improvisateurs prennent volontiers, aujourd’hui encore, ses aventures pour sujet de leurs récits.