Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/946

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’étaient les mêmes yeux noirs doux et pleins de flammes, les mêmes élans passionnés promptement contenus, les mêmes accès de mélancolie intermittente, et miss Blandemere ne lui sut pas mauvais gré de la ressemblance. Le nom du chef abdurrahmanli revenait à chaque instant sur les lèvres de l’enfant. — Elle l’aime déjà sans doute, pensait Lucy, ou elle l’aimera bientôt. — Peut-être Lucy ne se trompait-elle pas. Frandjik était très-jeune, mais les courts et brûlans étés de l’Arménie mûrissent vite la jeunesse des filles, et quand la nièce de Sélim-Agha, par les belles matinées d’hiver, interrompait son travail de broderie pour regarder courir les nuages au bord du ciel, il y avait dans ses yeux une expression de méditation inquiète qui n’était déjà plus de l’enfance.

Miss Blandemere lui avait demandé pourquoi elle se teignait le bord des yeux avec cette couleur noire qu’on appelle le surmeh. — Nous autres gens de la montagne, nous sommes obligés de nous peindre ainsi les paupières, avait répondu Frandjik. Ce n’est pas pour paraître plus beaux, mais parce que la petite ligne noire que vous voyez rend les yeux moins sensibles à la réverbération des neiges. — Cependant le lendemain, quand elle vint retrouver Lucy, toute trace de surmeh avait disparu ; je ne sais comment elle s’y était prise pour l’enlever, car il est, dit-on, très difficile de se débarrasser de cette teinture.

Ce jour-là Sélim-Agha fit visiter le village à ses hôtes. Les Abdurrahmanli étaient relativement peu nombreux, mais assez riches, plus riches même que les Haydéranli, dont ils sont un rameau détaché. Presque toutes les maisons étaient commodes, sèches et chaudes. Les ustensiles de cuivre qui les remplissaient brillaient de propreté. Des étables immenses servaient au bétail de retraites d’hiver : on voyait là des bœufs, assez petits et maigres à la vérité, des moutons magnifiques à large queue, des chèvres à longs poils tombant jusqu’à terre. Ces troupeaux avaient pour gardiens de terribles chiens efflanqués, hauts sur jambes, habitués à combattre l’ours et à étrangler un loup d’un coup de dent. Des filles aux cheveux nattés, à l’air un peu sauvage, sortaient de la bergerie avec de grands vases de cuivre poli pleins de lait écumant, et jetaient en passant sur les étrangers un regard effarouché.

Partout où ils allèrent ce jour-là ils trouvèrent le nom de Sélim dans toutes les bouches. Un agha ne peut exiger des Kurdes l’obéissance un peu servile ni l’aveugle soumission avec laquelle on exécute les ordres des grands parmi les Orientaux. Le pouvoir d’un chef de tribu est fondé moins sur le respect qu’inspire son origine que sur son courage, son habileté et son mérite personnel. Les aghas sont au milieu des leurs comme étaient au moyen