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fier et gueux comme un poète, accepta cette libéralité du même ton que l’aède Démodocus recevait les présens des rois. — Je composerai un poème en ton honneur, dit-il, et ton nom vivra longtemps parmi les fils des Abdurrahmanli.

Miss Blandemere ne dormit pas de toute la nuit. Vers quatre heures du matin, elle et mistress Morton se levèrent et se préparèrent au départ. Quand elles sortirent de la maison, les deux femmes ne trouvèrent pas devant leur porte les chevaux et les muletiers qu’elles s’attendaient à y voir ; en revanche, tout le village était sur pied et présentait l’apparence de la plus grande congusion. — Qu’arrive-t-il ? demandèrent-elles à Stewart qu’elles aperçurent alors à la clarté indécise du crépuscule.

— Les Kurdes sont en grand émoi, répondit l’officier. L’agha a disparu, et on le cherche inutilement depuis une demi-heure.

Les étrangers apprirent bientôt que les serviteurs de Sélim, lorsqu’ils étaient entrés chez leur maître pour le prévenir que l’heure du départ de ses hôtes était proche, avaient trouvé la chambre vide. Son cheval favori n’était pas à l’écurie, et on ne voyait plus ses armes à leur place habituelle. Il lui était souvent arrivé de partir à l’improviste pour une expédition ou un voyage ; mais alors il se faisait accompagner par quelques-uns de ses hommes et prévenait sa sœur de sa résolution ; cette fois il n’avait rien fait de pareil. Un aussi brusque départ semblait inexplicable ; s’il n’alarmait pas encore la tribu, il l’étonnait singulièrement.

Le jour ne tarda pas à paraître ; on put suivre sur la neige les traces de pas laissées par la monture du chef. Elles se dirigeaient vers le sud-est, c’est-à-dire du côté de la route de Perse. Plusieurs hommes montèrent à cheval pour courir après l’agha. Les Anglais ne voulurent pas partir avant d’être rassurés sur le compte de leur hôte, et ils restèrent au village, attendant les nouvelles. Miss Blandemere était rentrée dans sa chambre. Par la fenêtre entr’ouverte, elle entendait les conversations des gens, qui passaient sur le chemin ; elle ne les comprit que très imparfaitement, mais il lui sembla qu’on imputait aux étrangers l’événement qui troublait toutes les têtes de la tribu ; en bien des circonstances, les sortilèges des Francs sont pour les hommes de l’Anatolie une explication toute simple des incidens extraordinaires. Un pressentiment avertissait Lucy que ces Kurdes ne se trompaient qu’à demi dans leurs conjectures ; elle craignait que le chef des Abdurrahmanli ne fût resté sous l’empire du charme fatal qu’il subissait, et n’eût pris quelque résolution désespérée. Elle connaissait trop bien l’Orient pour supposer qu’il voulût se délivrer lui-même d’une existence devenue intolérable ; mais qui dira combien d’autres folies un homme peut commettre sous l’influence de la passion ?