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Cependant le soir arriva sans que l’on apprît rien de nouveau. Lucy passa une partie de la nuit à consoler la petite Frandjik, qui ne savait ce qui lui causait le plus de chagrin du prochain départ de son amie ou de la disparition de l’agha. Quand le jour parut, les cavaliers n’étaient pas encore revenus. La caravane ne pouvait suspendre indéfiniment son voyage ; il fut convenu que l’on se remettrait immédiatement en route ; seulement, comme les étrangers devaient s’arrêter quelques jours à Erzeroum, ils prièrent la sœur du chef de leur envoyer dans cette ville un messager pour leur donner des nouvelles aussitôt qu’il en arriverait. Lucy fit ses adieux à l’inconsolable Frandjik, à qui elle laissa comme souvenir de son passage un bracelet de turquoises, présent de la femme du vice-roi de Tauris, et une partie de la tribu accompagna pendant une heure les étrangers, tout sorciers que les supposaient les fortes têtes du village.

Le voyage se fit sans encombre par un assez beau temps. Le matin du troisième jour, la caravane sortit d’une gorge étroite, et vit devant elle une vaste étendue de pays. C’était une grande plaine semblable au bassin d’une mer d’où les flots se seraient retirés. Des montagnes en amphithéâtre, disposées comme les gradins d’un cirque démesuré, l’entouraient de toutes parts ; des pics élevés dépassaient çà et là les lignes dentelées des cimes inférieures. La plaine était blanche de neige ; des taches brunes, au-dessus desquelles flottaient des fumées, marquaient la place de nombreux villages. Dans le lointain, à mi-côte des dernières hauteurs, on distinguait une tache sombre plus large que les autres ; c’était Erzeroum. Environnée par les immenses nappes de neige que le soleil colorait de teintes bleues et roses, à demi voilée par une brume légère que perçaient, les pointes des minarets, elle apparaissait comme ces villes fantastiques, suspendues entre le ciel et la terre, qui servent de demeures aux génies.

Erzeroum, c’était déjà presque l’Europe ; mais, si heureuse que fût miss Blandemere de se retrouver ainsi à portée des pays civilisés, il lui aurait coûté de continuer son voyage sans apprendre ce qu’était devenu son hôte de la montagne : pourtant les jours se passèrent, et le messager promis ne vint pas. Il fallut partir pour Trébizonde, et de là pour Constantinople. Dans cette dernière ville, les voyageurs anglais se séparèrent de Tikrane-Effendi ; quinze jours plus tard, ils arrivaient à Londres.


Une année s’écoula. Lucy, qui avait épousé Stewart, était assise à la fenêtre de sa chambre, dans le grand château du Westmoreland. L’hiver était revenu : les pelouses du parc, les campagnes et le lac gelé disparaissaient sous la neige. Ce tableau lui rappela les