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parti de la prépondérance prussienne ; mais on voit trop qu’avant ce que M. Strauss salue comme l’achèvement de la réforme, il acclame, lui, l’avènement du césarisme, et que c’est un encens de courtisan qu’il fait fumer aux pieds d’idoles dont le plus grand mérite à ses yeux est d’avoir pleinement réussi. Il met dans la bouche même des ennemis de M. de Bismarck l’éloge du ministre, et celui-ci, armé de foudres qu’il lance à regret, quoique d’un bras implacable, prend tout à coup les proportions d’une figure surnaturelle du destin. Cette admiration aveugle pour la force et le succès est moins rare qu’on ne pourrait le croire au « pays de la philosophie ; » elle explique ce qui a étonné tant de voyageurs en Allemagne, la secrète sympathie vouée à Napoléon Ier par ceux-là mêmes qui ont été ses victimes, l’étrange faveur dont on entoure, dans les classes inférieures surtout, la légende du moderne Attila. Le droit est un mot prononcé souvent, et faiblement compris : être fort, être habile, vaincre, conquérir, dominer, voilà l’essentiel, la vraie grandeur, la suprématie, l’empire avant tout.

L’intérêt qu’inspire à Samarow cette suprématie de la Prusse est si tendre que dès les premières pages on avait cru deviner sous un pseudonyme exotique le prince George, cousin du roi Guillaume et auteur d’une Phèdre qui éclipse celle de Racine au même titre que la Phèdre de Pradon. Il est avéré aujourd’hui que le prince George se repose sur l’éclatante renommée que lui valent une douzaine de tragédies, et les soupçons après avoir effleuré de hautes individualités politiques ont fini par s’arrêter sur M. Meding, qui, Prussien d’origine, exerça naguère d’importantes fonctions en Hanovre. À cette époque déjà il écrivait, paraît-il, des articles officieux qui n’avaient pas précisément le ton de son roman. Que la rumeur soit ou non fondée, on peut, sans risque de calomnie, supposer que Samarow n’écrit pas avec un complet désintéressement, et. que M. le prince de Bismarck est en mesure de calculer à peu de chose près ce que vaut son enthousiasme. Cet enthousiasme officiel se manifeste parfois de façon à faire sourire le grand homme lui-même, n’importe ! Il se sert volontiers pour impressionner les masses de ce que sa haute sagesse, doublée d’un profond scepticisme tient sans doute en mépris. Voici comment, dès les premières pages, sont placés en présence M. de Manteuffel et M. de Bismarck, la vieille et la nouvelle Prusse :


Au mois d’avril 1866, vers neuf heures du soir, une voiture s’arrête devant le ministère des affaires étrangères à Berlin. Il en descend un homme de moyenne taille, de soixante ans environ, au teint quelque peu jaunâtre, à l’œil vif et sombre, très perçant, bien qu’il exprime aussi le calme et la bienveillance. — Monsieur le ministre