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de Bismarck est-il chez lui ? demande-t-il avec une affabilité hautaine. — La porte d’un salon s’ouvre, et l’on annonce : — Son excellence de Manteuffel.

M. de Bismarck, assis devant un secrétaire encombré de papiers, se lève avec empressement pour saluer son visiteur, qui lui tend la main avec un sourire ému. Antithèse vivante, le passé, l’avenir, se touchent en la personne de ces deux hommes ; tous deux le sentent, et ils restent debout un instant sans parler. M. de Bismarck dépasse presque de la tête M. de Manteuffel, son extérieur est imposant, son maintien prouve qu’il est habitué à porter l’uniforme, sa physionomie parle d’une vie agitée, ses yeux gris et clairs semblent pénétrer chaque objet qui s’offre à eux ; sous le front haut et large, on croit voir travailler la pensée. — Je vous suis obligé d’être venu, dit-il, bien que je vous eusse prié de me recevoir chez vous.

— Cela vaut mieux ainsi, votre visite aurait fait trop d’éclat ; d’ailleurs ici on est plus sûr de n’être pas écouté, en supposant que notre entretien ait un objet grave.

— Hélas ! il faut en effet une cause bien extraordinaire pour que la joie me soit donnée d’entendre les conseils de mon ancien chef ! Vous savez combien je désire vous confier mes pensées, et vous semblez me fuir, dit Bismarck d’un ton à demi douloureux.

— A quoi bon ? reprend Manteuffel. Agir moi-même, avoir seul la responsabilité, c’était là ma maxime lorsque j’occupais votre place. Quand un homme d’état commence à recevoir des conseils de ci de là il perd la force d’avancer sur le chemin que lui tracent sa raison et sa conscience.

— Oh ! s’écrie M. de Bismarck, ce n’est pas mon système d’écouter tout le monde, et je ne manque pas de résolution pour faire mon chemin moi-même ; au contraire, ajoute-t-il avec un fin sourire, mes amis les députés me le reprochent chaque jour ; mais il faut convenir qu’il y a des momens où l’esprit le plus ferme a besoin de consulter un maître qui puisse se flatter de succès tels que les vôtres, mon ami.

— Et un de ces momens est venu ? demande M. de, Manteuffel en laissant reposer un regard tranquille sur les traits agités de M. de Bismarck.

— Vous connaissez la situation de l’Allemagne et de l’Europe, vous comprenez donc que la crise est imminente, la crise d’où dépend l’avenir des siècles prochains.

— Je crois qu’elle viendra, s’il est nécessaire qu’elle vienne ; mais, dit M. de Manteuffel après une pause, vous savez mon appréhension de me mêler d’affaires qui ne me regardent pas. Est-il permis de demander si le roi a connaissance de notre entretien ?