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Qu’on veuille bien observer toutefois que c’est au nom du principe chrétien que s’élevèrent régulièrement les protestations les plus vigoureuses et les plus courageuses contre ces abus révoltans, qui juraient si visiblement avec ce qu’il y a de plus clair, de plus essentiel dans l’enseignement évangélique. L’idéal chrétien se vengea donc toujours au sein de la chrétienté même de ceux qui le défiguraient au gré de leur égoïsme ou de leurs étroitesses. Si de nos jours encore on ne peut pas dire que le sentiment religieux s’associe aussi intimement qu’on pourrait le désirer au sens moral et humanitaire, il n’en reste pas moins que dans la conscience chrétienne moderne ce qui est religieux doit aussi être moral, et ne faire aucune brèche à l’amour bien entendu de l’humanité. C’est un axiome heureusement exprimé par M. Legouvé dans une de ses conférences, que Dieu mène au bien comme le bien mène à Dieu.

Or ce point est peut-être celui par lequel notre idéal religieux diffère le plus de la conception antique. Si nous exceptons un moment le monothéisme hébreu et les théories les plus élevées de la philosophie grecque et romaine, il est de fait que l’antiquité n’entendait pas du tout de cette manière la relation de la vie religieuse et de la vie morale. Il y avait là pour elles deux sphères très distinctes, qui tantôt se rapprochaient, tantôt s’écartaient grandement l’une de l’autre, pouvaient même se contredire formellement. Aujourd’hui, dans les controverses religieuses, on croit avoir tout gagné quand on a pu démontrer à ses adversaires que leur croyance ou leur rite engendre l’immoralité. On en vient même à faire dépendre ses sympathies religieuses des gages plus ou moins assurés qu’un principe religieux donne ou refuse au progrès politique, commercial, industriel[1]. C’est que le temps en marchant a révélé aux consciences les affinités secrètes qui rapprochent toutes les sphères de l’activité humaine et les rendent solidaires. Encore une fois, l’antiquité n’eut pas le moindre soupçon de cette solidarité. Chaque principe, s’il est permis d’ainsi dire, marchait droit devant lui sans se soucier de savoir s’il respectait ou s’il entamait le domaine du

  1. On peut dire que cette manière d’envisager les questions confessionnelles est contemporaine, toute moderne. Montesquieu n’en eut pas même l’idée. Quand par exemple nous relevons aujourd’hui la supériorité sociale des populations protestantes, nous émettons là un argument qui eût très médiocrement touché nos ancêtres du XVIIe siècle. Notre plus grand grief actuel contre la révocation de l’édit de Nantes, c’est l’appauvrissement matériel et intellectuel que cette révocation infligeait à la France. Eh bien ! c’est seulement depuis le XVIIIe siècle que l’on voit dérouler ce genre d’argumentation. Ceux qui souffrirent de cette révocation, comme ceux qui l’approuvèrent, firent valoir à l’appui de leur thèse respective toute espèce de considérations excepté celle-là ou du moins c’est à peine si, dans les écrits des victimes, on découvre quelques allusions à ce côté de la question.