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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 105.djvu/435

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présence d’un docteur infidèle ; Djémil la fit appeler. La vieille déclara que le mal dont souffrait Elmas n’était nullement naturel, et qu’il fallait l’attribuer aux artifices des mauvais esprits : elle promit d’apporter le soir même un remède infaillible. Elle revint avec un bout de papier sur lequel un mollah avait écrit quelques versets du Coran ; elle le plongea dans un verre d’eau, attendit que l’encre fût dissoute, et voulut faire boire cette eau à Elmas. Les cadines qui se trouvaient présentes ne doutaient pas davantage de l’efficacité du remède. Pour leur complaire, la femme du mektoubdji obéit à la vieille. Il va de soi que le miracle attendu ne s’accomplit pas. — Peut-on s’en étonner, dirent les dévotes, quand on connaît le peu de foi de la malade ?

Les jours s’écoulaient ; Elmas ne cessait pas de souffrir, mais elle n’était pas encore obligée de garder le lit, et Nedjibé pensa que le poison agissait bien lentement. Un matin, elle doubla la dose : ce fut une imprudence. Elmas trouva un goût d’amertume inexplicable à son café. Elle le répandit à terre et découvrit la poudre blanche mêlée au marc qui restait au fond de la tasse. A partir de ce moment, elle fut certaine qu’on l’avait empoisonnée. Elle aurait voulu confier cette découverte à sa sœur et lui demander conseil ; par malheur, la femme du pacha s’était embarquée la veille pour Constantinople, où l’appelait une affaire de famille des plus urgentes ; elle ne devait revenir que dans une dizaine de jours. Elmas pensa bien à s’adresser au pacha lui-même ; mais que ferait-il ? Rien ne prouvait que Nedjibé fût la coupable ; elle avait probablement confié à un subalterne le soin d’accomplir le crime, et parmi cette foule d’esclaves qui peuplaient la Maison des Roses, sur qui devaient se porter les soupçons ? En admettant que l’on fît une enquête, la seconde femme du bey savait que le public était mal disposé pour elle ; on connaissait ses querelles avec Nedjibé, et elle serait peut-être accusée d’avoir elle-même mêlé du poison à son café pour justifier des imputations calomnieuses dirigées contre sa rivale. Elle résolut donc de se taire jusqu’au retour de sa sœur ; elle s’entendrait alors avec celle-ci pour se séparer de son mari par un divorce légal. En attendant, elle continua son existence ordinaire, mais ne but et ne mangea rien qui n’eût été préparé par la fidèle Nazli. Les douleurs d’estomac et les vomissemens s’arrêtèrent promptement ; bien qu’elle ne recouvrât ni son appétit ni ses forces, on put croire qu’elle ne tarderait pas à se rétablir.

Attentive à ces changemens, l’empoisonneuse comprit que ses intentions avaient été devinées. Tout d’abord elle eut grand’peur, et ne se rassura qu’en voyant son ennemie garder pour elle les soupçons qu’elle pouvait avoir conçus. Les terreurs de Nedjibé