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une égalité des conditions telle que la lutte entre le pauvre et le riche n’aboutît pas après des péripéties diverses à la guerre civile et à la dictature. Machiavel expose cette vérité de la façon la plus saisissante : « dans toute république, quand la lutte entre l’aristocratie et le peuple, entre patriciens et plébéiens se termine enfin par la victoire complète de la démocratie, il ne reste plus qu’une opposition qui ne finit qu’avec la république même, c’est celle entre les riches et les pauvres, entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. » Ce péril, si clairement signalé dans ce passage et aperçu par tous les grands politiques, depuis Aristote jusqu’à Montesquieu, avait en partie échappé à Tocqueville, qui n’avait pas assez approfondi le côté économique des problèmes sociaux. Aujourd’hui ce danger apparaît à tous les yeux, et les élections récentes viennent de montrer une fois de plus que de là vient réellement la difficulté de fonder définitivement le régime démocratique. En permettant d’attribuer à tous une part de la prospérité collective, les allmends empêchent que l’inégalité poussée à l’excès n’ouvre un abîme entre les classes supérieures et les classes inférieures. La lutte entre les riches et les pauvres ne peut amener la ruine des institutions démocratiques, par la raison que nul n’est très pauvre et nul très riche. La propriété n’est pas menacée : par qui le serait-elle, chacun étant propriétaire ?

En Amérique, en Australie, les nouvelles démocraties qui se fondent sur des territoires inoccupés devraient réserver dans chaque commune un domaine collectif assez étendu pour y établir l’ancien système germanique, — sinon, quand avec la population croissante viendra la misère, il faudra, comme en Angleterre, établir la taxe des pauvres. Ne vaut-il pas mille fois mieux donner, au lieu de l’aumône qui démoralise, un champ, un instrument de travail dont l’individu peut, en vertu de l’exercice d’un droit et par ses propres efforts, obtenir de quoi subsister ? Il suffit de comparer le pensionnaire dégradé d’un work-house anglais à l’usager actif, fier, indépendant, laborieux, de l’allmend suisse, pour comprendre la différence profonde qui existe entre les deux systèmes. En ce qui concerne le droit civil, les colonies anglo-saxonnes ne s’inspirent que des lois de l’Angleterre féodale ; elles devraient étudier en même temps les institutions primitives de leur race encore en vigueur aujourd’hui dans la Suisse démocratique. Sur notre continent, les économistes réformateurs ont poussé partout à la destruction des biens communaux malgré l’opposition des paysans et du parti conservateur. J’arrive à croire que c’est leur instinct secret qui portait ceux-ci à défendre ce legs du passé, parce qu’il répondait à une nécessité sociale. Il est souvent imprudent de porter la hache sur