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desquels les Grecs devaient poursuivre leurs opérations navales. La pénurie était telle dans les îles que c’était un prodige de trouver à y rassembler un mois de provisions pour 7,000 ou 8,000 hommes. Quoique la frugalité du matelot grec ait été de tout temps proverbiale, les croisières ne pouvaient pourtant se prolonger au-delà du dernier oignon et du dernier biscuit. La disette menaçante ramenait forcément les escadres au port ; la sédition les y retenait. Entourés, dès qu’ils avaient mis le pied sur le rivage, par leurs femmes et par leurs enfans en proie à la plus affreuse misère, les marins grecs demandaient à grands cris le paiement de leur solde et de leurs parts de prise. La caisse était vide, les captures contestées ; les autorités, qui s’efforçaient de faire entendre raison à cette foule aigrie par la souffrance, devenaient les premières victimes de sa fureur. « Les matelots, nous dit l’amiral de Rigny, mettaient le couteau sur la gorge aux primats, le feu à leurs maisons. » Au mois de juin 1825, la Bobolina, l’intrépide et farouche amazone, avait été tuée d’un coup de pistolet sur la plage de Spezzia. Canaris faillit éprouver le même sort à Égine. Miaulis s’était vu abandonné en présence de l’ennemi par la majeure partie de sa flotte. Les Grecs croyaient fermement que toute marchandise sortie d’un port turc était pour eux de bonne prise, sous quelque pavillon qu’on l’eût embarquée. Les hésitations des primats à sanctionner leurs déprédations n’étaient à leurs yeux que l’indice d’une criminelle connivence.

L’abus qui se faisait dans l’Archipel du pavillon neutre expliquait, s’il ne justifiait complètement, ces violences. Il y avait neuf mois que. les flottes turque et égyptienne, harcelées plutôt qu’entamées par les Grecs, traînaient après elles un immense convoi, dans lequel figuraient à peu près tous les pavillons ; exceptons-en pourtant le pavillon français. C’était à la faveur de cette complicité que la Morée avait été envahie ; c’était l’appât d’un lucre honteux et illicite qui allait fournir encore une fois à Méhémet-Ali les transports dont il avait besoin pour entretenir l’armée d’Ibrahim. Peu s’en fallut que cette spéculation indigne ne reçût des mains de Canaris un terrible et juste châtiment.

Couvert par une longue chaîne de récifs qu’il est à peu près impossible de franchir sans pilote, le port d’Alexandrie renfermait le 10 août 1825, avec soixante voiles égyptiennes, cent cinquante navires européens dont vingt-cinq français chargés de coton pour Marseille. Vers six heures du soir, Canaris arrive à l’ouvert de cette rade. Trois brûlots et deux bricks de guerre lui ont été confiés. Le vent était favorable. Impatient d’en profiter, le héros ipsariote juge inutile d’attendre ses compagnons ; il donne seul dans la passe, Usant d’un stratagème que les lois maritimes ne désavouent pas, le