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brûlot conduit par Canaris a déguisé sa nationalité. Le pilote égyptien, qui voit flotter à sa corne le pavillon russe, croit avoir affaire à un bâtiment neutre, il aborde sans défiance ; guidé par ses indications, le brick a franchi la barrière des récifs. Canaris porte droit sur l’escadre égyptienne. La brise du large en ce moment s’éteint ; le vent change, le brûlot est obligé de louvoyer pour avancer vers le fond du port. Nulle escadre, fût-ce une escadre turque, ne laisse en temps de guerre un navire inconnu pénétrer dans ses lignes sans l’avoir fait auparavant raisonner. Des embarcations se détachent des frégates d’avant-garde. On vit alors du pont du brick de guerre français l’Abeille, mouillé en tête de rade, plusieurs hommes s’embarquer précipitamment dans une chaloupe que le brick de Canaris traînait à la remorque. Ni les forts de la rade, ni l’escadre égyptienne n’ont encore conçu de soupçon ; à bord de l’Abeille, la manœuvre a paru étrange. Menacé le premier, en raison de la position qu’il occupe, le brick français s’est mis, sans perdre de temps, sur ses gardes. On a serré les tentes, battu la générale, largué les focs, chargé la batterie des deux bords ; on se tient prêt à couper le câble. « Le navire suspect, nous dit le commandant de l’Abeille, le capitaine Hargous, se trouvait à environ trois encablures de nous quand nos derniers doutes se sont dissipés. Il n’y avait plus à s’y méprendre ; ce brick abandonné par son équipage était un brûlot ! Soudain il a pris feu. Au même instant, les deux bricks qui étaient restés au large ont viré de bord et hissé le pavillon grec. » La flamme en un clin d’œil serpente à travers le gréement, les bras et les boulines sont consumés, les voiles, échappant à la tension qui les tenait orientées, retombent sur le mât. Le brick se trouve masqué, cule, abat, reprend sa marche, tantôt sur un bord, tantôt sur l’autre, suivant le souffle variable qui le pousse et la voile encore épargnée qui se gonfle : il passe ainsi entre plusieurs navires de guerre et de commerce, frôlant l’un, contournant l’autre, les effrayant tous. Les embarcations turques réussissent enfin à jeter les grappins à son bord. Elles le remorquent vers la côte voisine où le brûlot va tranquillement s’échouer. « Si ce navire, écrivait M. Hargous, eût par malheur accroché la frégate d’avant-garde, le désordre se fût mis dans le reste de la flotte ; les deux autres brûlots seraient accourus, et auraient à leur tour abordé d’autres bâtimens. La catastrophe eût été épouvantable, le succès des Grecs complet ; mais l’Abeille les a un peu gênés. »

Il fallut quelque temps aux navires égyptiens pour se remettre d’une si chaude alerte ; Canaris n’en courut pas moins les plus grands dangers. Quelques coups de canon tirés par le brick du capitaine Hargous avaient donné l’éveil aux batteries de la rade.