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poètes, philosophes, accouraient dans ses murs, et la jeune cité punique, pour les enchaîner près d’elle, prit plaisir à leur prodiguer fortune, honneurs, dignités, leur élevant jusqu’à des statues sur ses places publiques. « Tu es notre muse céleste, s’écriait dans l’enthousiasme de sa reconnaissance un de ceux qu’elle adulait le plus ; c’est toi l’inspiratrice de la race qui porte la toge. »

A l’exemple de cette « muse céleste, » les autres villes des provinces carthaginoises avaient ouvert des écoles, et s’étaient livrées aux études spéculatives avec une passion tout africaine. Cornélius Fronto, le rhéteur ami de Marc-Aurèle que l’engouement de ses contemporains proclama l’émule de Cicéron, et surtout cet ingénieux et spirituel conteur, Apulée, le plus africain des génies d’Afrique, furent les maîtres de cette littérature nouvelle, — littérature étrange en vérité, où le génie punique, imprégnant la langue latine, lui donna un goût tout à la fois acre et quintessencié, fleur éclatante, bien qu’un peu sauvage, éclose sous un ciel ardent, à la limite du désert.

L’Italie pendant ce temps, muette et comme frappée de mort, voyait élèves et professeurs abandonner ses écoles. L’histoire, la philosophie, la rhétorique semblaient ne pouvoir plus fructifier sur un sol en une fois épuisé par une production trop hâtive. L’héritage des Cicéron, des Salluste, des Tacite, avait passé aux mains d’un Lampride, d’un Spartien, d’un Trébellius Pollio : les grandes œuvres du génie latin n’étaient même plus comprises. Le public trouvait un plus facile aliment pour son intelligence débilitée dans ces recueils d’anecdotes vulgaires dont l’Histoire Auguste nous offre le déplorable exemple. Suétone, l’auteur aimé des époques de décadence, était l’unique modèle que s’efforçaient de copier, sans pouvoir réussir dans cette triste tâche, nombre de compilateurs sans idées, sans critique et sans goût. Maniée par de telles plumes, la belle langue latine n’avait pas tardé à dégénérer en un jargon barbare : à la fin du IIIe siècle, dans la capitale du monde romain, la seule langue littéraire qu’un bel esprit se piquât de comprendre et d’écrire était la langue grecque.

Cependant le vif éclat jeté par Carthage avait été plus brillant que durable, et, bientôt consumé, ce nouveau flambeau s’était brusquement éteint, laissant les écoles d’Occident plongées dans d’étranges ténèbres. Dans les premiers jours du IVe siècle, les lettres latines, incomprises ou dédaignées, paraissaient menacées d’une irrémédiable mort. Tout à coup du milieu de ce lugubre silence s’élève comme un signal de résurrection : les esprits se réveillent et s’agitent ; la jeunesse accourt de nouveau vers les écoles désertées, tandis que, ravivées et cultivées avec un soin jaloux, les diverses