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turier, dont parle M. le comte de Beauvoir dans un de ses récits de voyage, est aujourd’hui à Bankok, général commandant du corps des amazones de sa majesté le roi de Siam et préposé à la garde du trésor royal. Ancien cuisinier, déserteur d’un navire de guerre français, le Colbert, Lamache avait su obtenir, en affectant des dehors pieux, un certain crédit à Manille auprès d’une famille espagnole fort honorable. Un jour, de connivence avec un capitaine anglais aussi coquin que lui, le futur général s’embarqua sans tambour ni trompette pour Hong-kong, emportant la valeur d’une vingtaine de mille francs en marchandises qu’il s’était bien gardé de solder. Pendant qu’il cherchait à Hong-kong un go down ou magasin pour y déposer les objets dérobés et qui étaient restés à bord, le capitaine anglais mettait à la voile, et c’est à la suite de cette mésaventure que l’ingénieux, mais trop confiant Lamache s’était fait racoleur. Lorsque je le vis pour la première fois à Macao, il revenait de Canton avec quarante malheureux coulies embauchés par lui et un métis portugais. Lui ayant demandé comment il avait pu prendre un si grand nombre d’émigrans, l’ex-cuisinier me montra un cornet rempli de dés et me dit : « Voici ma glu. »

Il faut bien reconnaître que les Chinois sans exception sont joueurs, mais à un tel point que, lorsqu’ils ont perdu leur fortune, leurs femmes, leurs filles, ces forcenés en arrivent au point de se jouer eux-mêmes. C’est là ce que savent très bien les agens des maisons d’émigration à Macao. A l’affût des Chinois flâneurs, mais d’apparence robuste, ils les abordent, leur parlent avec douceur, les accablent de politesses, les conduisent aux bateaux de fleurs, dans les maisons où l’on fume l’opium; puis, s’ils voient qu’il reste encore quelques sapèques à leurs victimes, ces insinuans personnages finissent par les entraîner dans les plus infâmes tripots, où, après quelques coups de cornet, la ruine des naïfs Chinois est rapidement consommée. C’est lorsque l’infortuné Asiatique a vidé sa bourse et sa tête qu’on fait briller devant ses yeux à demi éteints par l’opium ou la débauche quatre belles piastres en argent, 20 francs environ ; c’est en échange de cette faible somme qu’on lui enlèvera une signature qui l’oblige à un embarquement pour le Pérou ou les Antilles espagnoles, deux chaudes contrées, comme on sait, où il devra travailler à la terre pendant six années consécutives, au prix de 4 piastres par mois. Or 4 piastres dans les Amériques ne représentent certainement pas 10 francs de notre monnaie d’Europe.

Lorsque les futurs émigrans apposent leurs noms au bas de l’acte qui les lie d’une façon si dure pour un résultat si minime, on se garde bien de leur dire à quelle distance de l’Empire-Céleste se trouvent les champs de canne à sucre de La Havane et les îles péruviennes couvertes de guano. On leur dit, s’ils en font la demande,